Baudrillard : nous faisons des publicités gratuites à l’existence

Second billet à la suite de ma lecture du livre « Amérique » du philosophe Jean Baudrillard (vous retrouverez le premier billet ici). À la page 25, Baudrillard analyse le phénomène qu’il appelle « I did it ! », « le slogan d’une nouvelle forme d’activité publicitaire de performance (…) forme pure et vide et défi à soi-même », symbolisé dans son livre par la participation à un marathon, l’escalade d’une montagne (voir mon billet à propos de l’Everest) ou même le débarquement sur la lune. Il ajoute :

Le marathon (…), c’est courir pour montrer qu’on est capable d’aller au bout de soi-même, pour faire la preuve… la preuve de quoi ? Qu’on est capable d’arriver. Les graffiti eux aussi ne disent rien d’autre que : Je m’appelle Untel et j’existe ! Ils font une publicité gratuite à l’existence !

Faut-il continuellement faire la preuve de sa propre vie ? Étrange signe de faiblesse, signe avant-coureur d’un fanatisme nouveau, celui de la performance sans visage, celui d’une évidence sans fin.

En lisant ces paragraphes écrits par Jean Baudrillard dans les années ’80, un parallèle m’est venu en tête. Celui de la présence active dans les médias sociaux. En effet, est-il possible qu’un des côtés addictifs des médias sociaux surgisse lorsqu’on découvre que cela nous sert à signaler aux autres qu’on existe ? Et que cesser de s’afficher voudrait dire cesser d’exister ?

Jean Baudrillard à propos de la vitesse

Cette semaine, lecture du livre « Amérique » du philosophe Jean Baudrillard, publié en livre de poche. Dans celui-ci, Baudrillard nous offre sa vision, son analyse personnelle des États-Unis. À propos de la vitesse (dans le contexte des autoroutes américaines), il écrit :

La vitesse est le triomphe de l’effet sur la cause, le triomphe de l’instantané sur le temps comme profondeur, le triomphe de la surface et de l’objectalité pure sur la profondeur du désir. (…) Triomphe de l’oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. (…) La vitesse n’est que l’initiatique du vide : nostalgie d’une réversion immobile des formes derrière l’exacerbation de l’immobilité.

Hartmut Rosa dans son livre « Accélération » nous explique que l’accélération technique (comprenant les transports, la communication et la production) est une des trois dimensions de l’accélération sociale (ce sentiment que le monde s’accélère). Au sujet des transports, il écrit :

L’augmentation de la vitesse de transport est à l’origine de l’expérience, universellement répandue dans la modernité, de la « compression de l’espace ». L’expérience que le sujet fait de l’espace est dans une très grande mesure fonction de la durée nécessaire pour la traverser. (…) C’est pourquoi le monde, depuis le début de la révolution industrielle, semble s’être réduit jusqu’à environ un soixantième de sa taille originelle. Les innovations ayant produit une accélération, en particulier dans les transports, sont principalement à l’origine de ce que l’on peut appeler, (…) « l’anéantissement de l’espace par le temps ».

Rosa nous aide bien à comprendre que l’une de sources de notre sentiment d’accélération, c’est l’augmentation de la vitesse des transports au cours des 150 dernières années. De son côté, Baudrillard a raison de nous rappeler les effets pervers de la vitesse, qui risque de nous faire passer à côté de beaucoup de réalités.

Même Winston Churchill a ressenti les effets de l’accélération

Cette semaine, je commence la lecture de « The World Crisis: 1911-1918 », le récit sur la première guerre mondiale de sir Winston Churchill écrit entre 1923 et 1931. Le livre est publié en anglais aux éditions Simon & Schuster et en français aux Éditions Tallandier.

Au chapitre 2, un jeune Churchill (il avait 21 ans à l’époque) raconte son repas avec sir William Harcourt (1827-1904), un vieux politicien de l’époque victorienne :

Sir William Harcourt
By courtesy of the National Portrait Gallery, London, Public Domain

In the year 1895 I had the privilege, as a young officer, of being invited to lunch with Sir William Harcourt. In the course of a conversation in which I took, I fear, none too modest a share, I asked the question, « What will happen then? ». « My dear Winston, replied the old Victorian statesman, the experiences of a long life have convinced me that nothing ever happens ». Since that moment, as it seems to me, nothing has ever ceased happening.

Il est intéressant de lire cette réflexion de Churchill et de voir la différence entre ces deux générations de politiciens britanniques. Le premier (Harcourt) a l’impression qu’il ne passe jamais rien, le second (Churchill) ressentira de plein fouet l’accélération du vingtième siècle. D’ailleurs, le sociologue Hartmut Rosa, dans son livre « Accélération », identifie les deux décennies 1890-1910 comme la période de la première grande vague d’accélération. Il écrit :

Il règne dans le monde de la recherche un assez large consensus pour identifier deux grandes vagues d’accélération : tout d’abord, les deux décennies 1890-1910, à la suite de la révolution industrielle et de ses innovations techniques ont produit une révolution de la vitesse dans presque toutes les sphères de l’existence.

On voit donc que, à travers cette impression, Churchill avait bien capturé l’air du temps.

Quelle est l’influence principale de la culture numérique récente à la société post-moderne ?

Je suis au deux tiers dans ma lecture du fascinant livre « Le déchaînement du monde – logique nouvelle de la violence » de l’historien des idées François Cusset. La thèse de Cusset est la suivante : « La violence n’y a pas reculé, comme le pensent certains. Elle a changé de formes, et de logique, moins visible, plus constante » et son livre décrit cet environnement. Je note, à la page 159, cet extrait à propos du monde numérique :

Tout est accessible instantanément, optimisé selon la circonstance, customisé pour que ce ne soit qu’à moi, au point de ne plus comprendre que ce ne soit pas là tout de suite, ou ne corresponde pas exactement à la demande expresse que j’ai faite – scandale.

En un petit paragraphe, Cusset résume l’influence principale de la culture numérique récente à la société post-moderne. Tout doit être désormais sur-mesure, tout doit être instantané. Tout est centré autour de l’individu. Et si un produit, service ou une sphère de la vie ne correspond pas à ces critères, elle engendre frustration, colère et peut-être même violence. Il n’y a pas de place pour le long terme, la réflexion. Il n’y a pas de place pour le projet de société puisque celle-ci brimera l’individu. Et cela explique bien la désuétude perçue de la politique et de la démocratie, qui se jouent dans le consensus et le long terme. Le dentifrice est sorti du tube, on ne peut plus le remettre. Il faut donc que la politique en tienne compte et s’adapte à cette nouvelle donne. Des mesures comme la proportionnelle ou les consultations citoyennes sont peut-être des pistes de solution qui rapprocheront l’individu du consensus sociétal.