Une épidémie globale de nostalgie

Dans une chronique récente sur France Culture, Brice Couturier nous parle de l’ultime livre du sociologue Zygmunt Bauman, Retrotopia. Il y observe combien l’épidémie globale de nostalgie qui frappe la planète a pris le relais de l’ancienne épidémie de frénésie progressiste du vingtième siècle. Extrait :

Son prognostic, c’était que la réaction prendrait la forme d’une tribalisation. Voyez ces internautes en quête de zones de confort où chacun se retrouve en situation, aidés par la technologie numérique, de faire sa petite cuisine informationnelle. Autant dire que la lisibilité du monde n’en ressort pas améliorée. Toutes sorte des démagogues, des politiciens de la colère, prospèrent sur l’exploitation des clivages identitaires. Ils prétendent protéger leur petite tribu, en clôturer le territoire, en chasser les étrangers, sous prétexte d’en restaurer l’harmonie perdue. De ce fait, c’est le passé, un passé mythifié comme âge d’or de la cohérence sociale et de la prévisibilité des comportements qui est devenu notre idéal. Un passé reconstruit par les souvenirs. (…) Après l’âge du progressisme, nous sommes entré dans un âge du régressisme.

Plusieurs thème ressortent de cette analyse. D’abord, on peut penser qu’une partie de la population s’est sentie laissé-pour-compte par l’accélération, par ce qu’on a appelé le « progrès » au vingtième siècle. Ensuite, l’échelle mondiale des plateformes numériques nous permet désormais de nous enfermer dans des groupes, et cela nous mènent directement à la pensée de groupe. Finalement, on trouve des politiciens prêts à utiliser ces tendances pour se faire élire.

De l’utilisation éthique des nouvelles technologiques

Extrait du numéro 43 de la bande dessinée « The unbeatable Squirrel Girl » publiée par Marvel Comics en avril 2019, il s’agit ici d’une conversation sur Twitter entre Squirrel Girl et Iron Man à propos de l’utilisation éthique de nouvelles technologies :

Oui, on peut découvrir de la philosophie partout quand on la cherche, même dans les « comics ». Dans cet exemple, Iron Man suggère que « tant que vous vous comportez de manière éthique, cela signifie que les outils que vous utilisez se comporteront également de manière éthique ». Il y a quelques semaines, je postulais que les créateurs d’outils devaient développer un sens éthique. On voit donc que la responsabilité éthique repose autant sur les créateurs que sur les utilisateurs.

Tim Wu : « nous agissons différemment quand nous savons que nous sommes «enregistrés» »

Extrait d’une lettre d’opinion du juriste américain Tim Wu, intitulée How Capitalism Betrayed Privacy, et publiée dans le New York Times le 10 avril 2019 :

Perhaps the hardest truth we’ve learned is that once you realize you’re being watched, it is a tough sensation to shake. As our experiences with social media have made all too clear, we act differently when we know we are “on the record.” Mass privacy is the freedom to act without being watched and thus, in a sense, to be who we really are — not who we want others to think we are. At stake, then, is something akin to the soul.

Intéressante constatation qui soutient la thèse que nous assistons de plus en plus à de la mise en scène dans la société, thèse explorée dans plusieurs billets de ce blogue.

Cynthia Fleury : « on liquéfie littéralement le temps »

Entrevue avec la philosophe, psychanalyste et chercheuse Cynthia Fleury à l’émission Boomerang du 29 mars 2019 :

Photo: JeanAlix21 [CC BY-SA 4.0]

Augustin Trapenard: Dans quel temps est-ce que vous avez le sentiment que l’on vit?

Cynthia Fleury: On a un phénomène de disparition du temps, on liquéfie littéralement le temps. Alors que le temps est nécessaire pour tout simplement avoir le sentiment de vivre.

AT: un temps conditionné par l’immédiateté, qui nous invite à être en réaction perpétuelle. Que vous évoque ce mot « réaction »?

CF: Précisément le contraire de l’action. Normalement l’action, c’est quelque chose lié à une pensée, lié au temps. À un moment donné, dans l’action, je me suis dit que, éventuellement, je pourrais faire autre chose et j’ai fait cela. À partir du moment où l’action n’a plus la trace de cette décision, nous sommes précisément dans la réaction. (…)

À partir du moment où on a un réductionnisme de tout, réductionnisme des signes, des espaces où on peut s’exprimer, instantanéité, décontextualisation, (…) tout cela fait que vous ne pouvez plus comprendre ce qui est dit. Le temps est absolument nécessaire pour comprendre. Nous avons de nouveaux outils magnifiques (…) mais ça modifie nos perceptions. Et ça modifie nos manières d’être et que régulièrement, il faut reprendre la main. (…) Le premier état de régulation dans un état de droit, c’est la parole. (…) Le court de la parole donnée a chuté. Non seulement, la parole ne veut quasiment plus rien dire, mais quand on vous la donne, vraiment ne la prenez pas, car on ne vous donne plus rien. Le premier outil de régulation de la violence, c’est la parole. Si vous désubstantialisez sans cesse la parole par de la novlangue, par du réductionnisme, par de l’insulte à la place d’un argument, vous videz la démocratie de sa force.

Au phénomène d’accélération souvent mentionné dans ce blogue, il faut donc ajouter cette importante notion de « réaction », qui ajoute du bruit de fond et qui nuit à notre analyse des contextes. Je note aussi la mention de la parole qui est nécessaire pour contrer la violence, thème exploré par Edgar Morin et mentionné dans ce billet récent.

Jean-Paul Sartre et l’apocalypse

Je suis fan de l’auteur de science-fiction canadien Cory Doctorow et un extrait de son plus récent roman, Radicalized, m’a bien fait rire. Contexte : dans la quatrième histoire du roman, « The masque of the red death », nous suivons les aventures d’un richissime survivaliste et ses compères alors qu’ils se terrent dans un bunker et tentent de survivre à l’effondrement de la société.

Izzy had been an English major, and he made them all watch a video he’d brought on his laptop, a Broadway production of No Exit, and they all laughed at “Hell is other people,” and then Izzy made a cross-stitch that said that and framed it and hung it in the hospitality suite.

J’adore cette mention très approprié de la célèbre phrase « l’enfer, c’est les autres » de la pièce Huis clos du philosophe Jean-Paul Sartre, surtout dans le contexte d’un enfermement dans un bunker post-apocalyptique… Je vous invite d’ailleurs à lire « Comment les autres forment l’enfer dans Huis Clos » pour mieux comprendre le magnifique parallèle.

La vitesse de la société a détraqué notre horloge interne

Un article du magazine Nautilus tente de nous expliquer un nouveau phénomène : « la rage de la lenteur », quand nous nous mettons en colère parce que les choses/les gens sont « trop » lents. Extrait :

Source : Pixabay

Once upon a time, cognitive scientists tell us, patience and impatience had an evolutionary purpose. They constituted a yin and yang balance, a finely tuned internal timer that tells when we’ve waited too long for something and should move on. When that timer went buzz, it was time to stop foraging at an unproductive patch or abandon a failing hunt.

“Why are we impatient? It’s a heritage from our evolution,” says Marc Wittmann, a psychologist at the Institute for Frontier Areas of Psychology and Mental Health in Freiburg, Germany. Impatience made sure we didn’t die from spending too long on a single unrewarding activity. It gave us the impulse to act.

But that good thing is gone. The fast pace of society has thrown our internal timer out of balance. It creates expectations that can’t be rewarded fast enough—or rewarded at all. When things move more slowly than we expect, our internal timer even plays tricks on us, stretching out the wait, summoning anger out of proportion to the delay. (…)

Slow things drive us crazy because the fast pace of society has warped our sense of timing. Things that our great-great-grandparents would have found miraculously efficient now drive us around the bend. Patience is a virtue that’s been vanquished in the Twitter age.

Voici un des effets pervers de cette sensation d’accélération qui nous touche tous. Plutôt que de se mettre en colère contre autrui, mieux vaut comprendre ce mécanisme et le désamorcer.

Les pièges de la « démocratie directe numérique »

« La force et la résilience du futur Mouvement Cinq Etoiles proviendront de cette combinaison inédite,écrit Empoli, _le populisme traditionnel épouse l’algorithme et accouche d’une machine politique redoutable_. »  (…)

les 163 parlementaires élus lors des élections de 2013 sur les listes du Mouvement Cinq Etoiles signent l’engagement de communiquer à la société de Casaleggio les mots de passe de leurs boîtes mail et de leurs profils sur Facebook. Le Parlement ne sert à rien, professent les grands manipulateurs. Dans la démocratie authentique, la souveraineté populaire, ne se délègue pas. D’où le mélange détonnant entre des procédures de démocratie directe, via les sites collaboratifs dévolus au mouvement, et le contrôle total, exercé par ses dirigeants.  (…)

Pour Giuliano da Empoli, nous sommes passés d’une ère politique newtonienne à une ère quantique. Les « ingénieurs du chaos » ont compris l’énorme potentiel utilisable dans la colère des peuples, leur volonté de « reprendre le contrôle ».

Dans ce court reportage de l’émission « Le tour du monde des idées« , à l’occasion de la sortie du livre « Les ingénieurs du chaos » de Giuliano da Empoli, on nous explique la mécanique qui a mené à l’arrivée au pouvoir du parti populiste Mouvement Cinq Étoiles en Italie. On comprend bien que la promesse d’une démocratie directe n’est qu’en fait un écran de fumée.

La post-vérité est un phénomène radicalement différent des mensonges classiques

Je suis en pleine lecture du superbe livre « Postvérité et autres énigmes » du professeur de philosophie Maurizio Ferraris. Le résumé du livre dit tout : « Combien de vérités y a-t-il dans la postvérité ? Même s’il est tentant de dire que les fake news ont toujours existé, que le mensonge est un ingrédient constitutif de la politique et de la vie et qu’il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil ; même si l’on a envie de couper court en disant qu’il s’agit tout au plus de faire attention à ce que l’on lit comme on fait attention à ce que l’on mange et à ce que l’on boit, la postvérité est devenue un concept philosophique incontournable. Son émergence souligne une caractéristique essentielle du monde contemporain : l’alliance entre le pouvoir extraordinairement moderne d’internet et la plus ancienne des pulsions humaines, celle d’avoir raison à tout prix. » Jusqu’à maintenant, cette publication est probablement la plus importante de l’année pour moi. En voici un premier extrait :

S’obstiner à soutenir qu’il n’y rien de nouveau [à propos de la post-vérité] ne signifie pas seulement nier l’évidence, mais surtout ne pas vouloir tirer les conséquences évidentes du fait que la facilité avec laquelle on fabrique du faux acquiert une puissance toujours plus grande dans la mesure où elle vient après une longue vague de discrédit idéologique du vrai, considéré comme source d’oppression et de dogmatisme, auquel il fallait opposer, au nom de l’épanouissement de l’humain, la force des narrations et des vérités alternatives, quand il ne s’agissait pas de l’énorme et séduisante puissance du pseudos et du mythos opposés au logos aride et tyrannique.

Ferraris nous explique dans ce texte qu’il est important de considérer la post-vérité comme étant un phénomène radicalement différent des mensonges classiques, car celle-ci s’ancre directement dans la lignée des philosophes post-modernes du XXème siècle. Plusieurs d’entres eux étaient « sceptiques vis-à-vis de la vérité absolue ou des prétentions à des vérités universelles ». Tout ceci est accéléré par le phénomène de l’individualisme qui poussé à l’extrême propose l’atomisation de la vérité, c’est-à-dire que chaque individu a droit à sa propre vérité pour pouvoir se réaliser.

Les mensonges peuvent-ils cacher des vérités ?

Extrait d’une entrevue que l’acteur et réalisateur Jordan Peele a récemment donné au magazine Les Inrockuptibles :

Le monde entier ne serait-il pas devenu, au fond, une “fucked up performance art” ? (Rires) Je me le dis parfois. Notamment depuis l’élection de Trump. Trump incarne l’inverse de la vérité, mais malgré lui, comme une œuvre d’art, il révèle une certaine vérité. Les péchés capitaux de l’Amérique (le racisme, la vénalité, la brutalité) apparaissent désormais au grand jour, sans masque. Il nous tend un miroir qui peut-être, en tant que société, nous permettra de mieux comprendre qui nous sommes, et ainsi d’avancer.

Peele nous dit qu’à travers les mensonges, le masque d’un individu, on peut découvrir les vérités d’une société. Cela signifierait qu’une certaine vérité ne se trouve peut-être pas où on l’attend.

La domination des algorithmes dans l’industrie de la musique

Dans une récente entrevue au magazine Les Inrockuptibles, la chanteuse Clara Luciani nous explique la domination des algorithmes dans l’industrie de la musique :

Source : Istara [CC BY-SA 4.0]

On n’a pas deux albums pour faire ses preuves mais deux singles, dans le meilleur des cas. Si t’es absent des réseaux sociaux, t’es disqualifié. Le nombre de followers sur Instagram est surveillé. Tout est chiffré tout le temps.

Ce commentaire de Luciani a ramené à ma mémoire une conférence de Malcolm Gladwell que j’ai vu il y a une douzaine d’années. Dans celle-ci, Gladwell évoquait la carrière du groupe Fleetwood Mac qui ont lancé 10 albums avant d’arriver à « Rumours« , un des albums les plus vendus au monde avec 40 millions d’exemplaires écoulés depuis sa sortie. La création, le talent, a besoin de temps pour s’exprimer. Et si on laisse aux algorithmes la décision de soutenir ou non des artistes, je pense qu’on va passer à côté de grands artistes. Dans la même entrevue, Clara Luciani mentionne que son hymne féministe « La Grenade » a mis plus d’un an à atteindre les sommets du hit parade. Elle ajoute que « Ça montre à quel point il faut être persévérant pour faire de la musique aujourd’hui. Une chanson peut mettre un an à trouver le succès. » On décode aussi à travers ce commentaire une accélération des échelles de temps de l’industrie de la musique, qui n’incube probablement plus les talents sur le long terme.