Barbara Cassin : « J’ai la nostalgie de cet hier où je pouvais croire que ce serait mieux demain »

Je reviens à ces réflexions sur la nostalgie de la philosophe Barbara Cassin dans Le Monde de la semaine dernière et dont je traitais dans mon plus récent billet.

Elle écrit :

Hier, on pouvait encore croire à demain. Et c’est de cela, précisément, que j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier, l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que ce serait mieux, que ça ne pourrait être que mieux, plus libre, plus intelligent, plus partageable que l’aujourd’hui d’hier. On croyait peut-être au progrès, par exemple celui de la science, des arts, de la sagesse, de l’humanité. 

Elle ajoute aussi pour que nous comprenions mieux ce qu’elle exprime : « [Cette nostalgie] n’a pas grand-chose à voir avec la nostalgie de tous ceux qui pensent que c’était mieux avant.  »

À ma petite échelle individuelle, je comprend ce que Barbara Cassin exprime. Professionnel du monde technologique, baignant dans cette lumière depuis mon adolescence, j’ai longtemps cru bien naïvement que l’informatique et le Web amènerait énormément de progrès dans nos sociétés (démocratie, fraternité, équité, etc.). L’émergence des barons du Web, tels que Zuckerberg ou Musk, nous a bien montré que la technologie n’était qu’un outil et que derrière la science, il y a des humains qui choisissent d’avoir un impact positif ou négatif sur la société. Au cours des dix dernières années, j’ai dû vivre un deuil de cette image d’Épinal. Mon refuge est alors devenu la philosophie pour mieux comprendre l’humain derrière (d’où l’émergence de ce blogue il y a quelques années).

Mais revenons au propos exprimé par Barbara Cassin. Il me semble qu’il s’agit ici d’une nostalgie liée à une perte de repères, presque une perte d’espoir, directement liée à l’incertitude qui nous entoure et qui floute nos boules de cristal. C’est souvent le cas dans les périodes charnières de l’histoire.

Cet état d’esprit me donne envie de citer les cahiers de prison du philosophe Antonio Gramsci. Il écrivait au début des années 30, période trouble s’il en est une : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »  mais il ajoutait aussi « Je suis pessimiste avec l’intelligence, mais optimiste par la volonté ». Ne pas baisser les bras.

Face à un futur incertain, on peut aussi se motiver en réfléchissant à la dialectique de Hegel (pour Hegel, c’est le conflit qui fait avancer le monde, voir mon billet de février 2020) ou on peut citer le Dr. Martin Luther King : « the arc of the moral universe is long, but it bends toward justice. » et avoir confiance en l’évolution humaine.

On peut aussi réfléchir comme le philosophe Charles Pépin dans cette intervention en 2020 sur l’espoir : « Espérer revenant à se projeter vers un avenir plus souriant que le présent, on pourrait craindre que la fin d’une telle projection empêche de vivre. Pourtant, ne plus espérer peut aussi signifier que nous pouvons consentir à notre présent, même imparfait, que nous sommes capables de ce « grand oui à la vie » dont parle Nietzsche. Dire oui à la vie, c’est dire oui au bon comme au mauvais, au bien comme au mal, à nos réussites comme à nos fiascos : c’est dire oui au présent, et c’est peut-être cela, « vraiment vivre ». »

Être chez soi parce qu’on est accueilli

Un peu en lien avec mon billet du 8 octobre dernier sur la poétique de l’espace et la joie d’habiter, la philosophe Barbara Cassin dans cet article du journal Le Monde réfléchit au volet « espace » de la nostalgie en nous expliquant qu’ « on veut revenir là où on était, où on est né, où on a fait sa vie, où on a été heureux. »

Photo par tomislav medakCC BY-SA 2.0

Elle ajoute :

Quand donc est-on chez soi ? J’avais réfléchi, il y a maintenant dix ans, à partir de trois destins emboîtés. Ulysse, le « revenable », avec son lit conjugal creusé dans le fût d’un olivier encore enraciné ; mais il repart aussitôt pour un extrême ailleurs – là où l’on connaît si peu la mer qu’on prendra la rame qu’il porte sur son épaule pour une pelle à grains –, avant de pouvoir rentrer pour de bon vivre entre les siens le reste de son âge. Enée, l’exilé sans retour, qui abandonne, non seulement l’espoir de construire une nouvelle Troie, mais jusqu’à sa langue pour pouvoir fonder en ­latin ce qui deviendra Rome. Et Hannah Arendt, la naturalisée américaine, qui n’appartient à aucun peuple, mais n’est vraiment chez elle que dans sa langue, l’allemand plutôt que l’Allemagne, dans la chancelante équivocité du monde. Serait-on ainsi chez soi, non parce qu’on a là ses racines, mais parce qu’on est accueilli ?

Être accueilli. Cette formule mérite réflexion et pas uniquement au premier degré. Oui, on peut penser aux expatriés, au migrants volontaires ou non, qui arrivent dans un nouveau pays et que l’on doit accueillir avec le plus de bienveillance possible. Mais, dans un vingt-et-unième siècle soit-disant moderne qui, malgré toutes les avancées sociétales, tolère souvent mal la singularité, des citoyennes et citoyens ne se sentent pas tout à fait « accueillis » chez eux, parce qu’ils et elles sont perçus comme étant « différents ». Chacun, chacune, sans clivage, mérite d’être « accueilli » dans sa propre contrée.