Laurence Devillers : « l’urgence ne doit pas devenir pour [les géants du web] l’occasion de prendre un trop grand pouvoir »

Sortie cette semaine du court essai « La souveraineté numérique dans l’après-crise » de Laurence Devillers, spécialiste en intelligence artificielle et éthique, professeure à La Sorbonne. Publié dans la série « Et après ? » des Éditions de l’Observatoire, le livre nous invite à réfléchir sur la mainmise des technologies américaines dans le contexte de la crise vécue cette année et lance un cri d’alarme.

En début de lecture, Laurence Devillers remarque que la crise sanitaire « a fait exploser l’utilisation du numérique dans tous les domaines ». Elle nous explique ensuite que c’est un secteur clé de pouvoir, « car celui qui maîtrise l’information et la technologie dépasse ses concurrents » et cela touche tous les secteurs de la société civile. Cela devient donc un enjeu de souveraineté nationale car ce sont les géants technologiques états-uniens (les GAFAM) et chinois (les BATX) qui contrôlent la donne. Elle craint que si tous « les opérateurs qui exploitent nos données (…) sont situés sur le sol américain », il y aura « de réelles conséquences sur nos libertés ».

Elle souligne évidemment les bénéfices de l’utilisation des technologies dans le secteur de la santé, mais elle propose quelques exemples de perte de souveraineté numérique liée à l’urgence et à la nouveauté de la situation, dont notamment la vidéoconférence, les applications de traçage, les enceintes connectées, la sélection de la solution d’infonuagique de Microsoft pour les données de santé française, etc.. Elle écrit que « l’urgence ne doit pas devenir pour [les géants du web] l’occasion de prendre un trop grand pouvoir » et elle signale qu’ « il est temps de nous désintoxiquer ou de négocier plus clairement avec les géants du net ».

Elle pense que ces décisions de travailler dans l’urgence avec les grands joueurs américains vient du fait qu’il y a «une absence de stratégie souveraine de nos gouvernements » dans les domaines essentiels de la société. Son cri d’alarme est sans équivoque : « les géants du numérique sont en train de nous aliéner, prenants nos marchés et nos données. Nous devenons de plus en plus dépendants d’eux. »

Elle propose une sortie de crise avec une vision nouvelle du numérique :

Le monde de demain doit remettre la science et les humanités au coeur de la Cité. Avec un double effort à faire : à la fois pédagogique, pour expliquer l’intérêt et l’utilité des technologies, et de transparence, en créant des outils numérique « éthique by design », qui favorisent leur compréhension, et en vérifiant leurs usages dans le temps, respectant nos droits et libertés.

Bref, un livre qui résume bien les enjeux numérique qui turlupinent plusieurs experts du numérique, mais dans sa finalité s’avère trop court et sans pistes de solution précises vraiment exploitables.

Réflexions sociologiques à propos du bouchon sur l’Everest

Comme plusieurs d’entre vous, j’ai été stupéfait le 22 mai dernier de voir cette photo de l’alpiniste Nirmal Purja prise au sommet du mont Everest. Elle est tellement surprenante que j’ai d’abord cru à une fausse nouvelle, à une utilisation d’un logiciel de retouche d’image. Lorsque j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une véritable photo, je me suis rapidement demandé quels étaient les ressorts qui poussaient ces grimpeurs à vouloir escalader le plus haut sommet du monde. J’ai trouvé dans Libération cette analyse de Seghir Lazri, doctorant en sociologie, dont voici un court extrait :

L’augmentation radicale du nombre de grimpeurs au sommet de l’Everest apparaît comme le résultat d’un conditionnement social très marqué. Ainsi, comme le note l’ethnologue Eric Boutroy, par la valorisation de l’effort individuel et le goût du risque, l’expédition devient «une métaphore en action du culte de la performance». En somme, pour éviter ces types de drames, et autres événements mettant en danger des individus au plus haut sommet du monde, il faut implicitement repenser notre société, et cesser de promouvoir au travers les instances socialisatrices, comme peuvent l’être l’école ou le monde du travail, une logique permanente de dépassement de soi.

Je me demande aussi si, dans un monde de mise en scène, amplifié par les médias sociaux, il n’y a pas une quête absolue d’authenticité, un désir de rareté d’expérience. Et la conquête du Mont Everest, jusqu’à la semaine dernière, semblait être un exploit rarissime, qui permettrait aux individus de démontrer leur unicité. Quelle déception cela doit être pour les participants de réaliser qu’ils ne sont pas « uniques » dans cette aventure. À moindre échelle, ça me fait penser à cette vidéo qui démontre que les photos de voyage sur Instagram sont rarement (jamais?) uniques.