Quand Camus décrivait les mécanismes de la haine dans les médias sociaux

Extrait du texte « Le témoin de la liberté », une allocution d’Albert Camus prononcée salle Pleyel à Paris le 13 décembre 1948.

Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations. Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.

Comme écrivent Marylin Maeso et Aurélie Marcireau dans le plus récent numéro du Nouveau Magazine Littéraire, « Difficile d’imaginer que ces mots, qui décrivent avec une parfaite acuité la mécanique de diffusion de la haine en ligne et le spectacle continu de la polémique sur les réseaux sociaux, viennent d’un homme qui n’a jamais connu ces derniers. »

Vous pouvez entendre la lecture de magnifique texte dans cette balado de France Culture.

Pourquoi les peuples se soulèvent

Si vous suivez l’actualité depuis quelques mois, vous avez été témoins de soulèvements populaires un peu partout sur la planète (j’avais évoqué cette situation dans un billet le 14 septembre dernier). Plusieurs médias s’intéressent au phénomène et nous aident à décoder ces révoltes.

Commençons par une série d’articles et d’analyses publiés dans le journal Le Monde du 8 novembre 2019. On y apprend que « la fréquence des mouvements de protestation s’est aujourd’hui nettement accélérée » et que « grâce aux réseaux sociaux, nous les découvrons quasi en temps réel. » Chaque soulèvement débute par une étincelle telle que « différentes mesures touchant directement au coût de la vie, et d’apparence souvent dérisoire » qui provoque « de véritables ondes de choc, caractéristiques de l’effet papillon » (l’article regorge d’exemples pays par pays de ces mesures). Il y a aussi une « déferlante de manifestations aux causes plus politiques, essentiellement autour de revendications démocratiques ». Plusieurs facteurs d’incertitude contribuent à cela dont notamment « le ralentissement global de l’économie, l’accroissement vertigineux des inégalités sociales et la crise de la démocratie représentative. (…) Dernier fait notable, la répression n’entraîne pas une baisse de la mobilisation. »

Dans un entretien avec le politiste Bertrand Badie, il nous explique que « c’est l’acte II de la mondialisation qui a commencé » en définissant le premier acte comme ceci : « l’acte Ier tenait à cette construction naïve qui s’est développée après la chute du mur de Berlin, faisant de la mondialisation le simple synonyme de néolibéralisme, concevant la construction du monde par le marché et marginalisant aussi bien le politique que le social. ». Il s’agirait donc du juste retour du balancier, qui avait pris forme par « la droitisation du monde », tel que défini par l’historien des idées François Cusset dans le livre du même nom.

Finalement, dans un éditorial intitulé « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie », Le Monde propose des pistes de solutions : « Il faut se réjouir de ce changement d’époque et aider les mouvements en cours à éviter les pièges du nationalisme, à déboucher sur un rééquilibrage en faveur du politique, du social et de l’environnemental, mais aussi à des réformes fiscales compensant les inégalités de revenus, à des mécanismes de solidarité renouvelés, à la construction de corps intermédiaires réellement associés au pouvoir, à des Etats plus soucieux du bien-être des populations déshéritées que de la rente de leurs dirigeants. »

Passons maintenant au discours du Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prononcé lors du Forum de Paris sur la paix le 11 novembre 2019. Dans celui-ci, Guterres évoque cinq risques globaux, qui me semblent tout à fait en lien avec les revendications observées dans ces soulèvements planétaires :

  1. Le danger d’une fracture économique, technologique et géostratégique.
  2. Une fissure du contrat social
  3. La fissure de la solidarité.
  4. La fissure entre la planète et ses habitants. 
  5. La fracture technologique. 

Finalement, pour affiner notre compréhension, le thème du superbe hebdomadaire « Le 1 » du mercredi 13 novembre 2019 était « Pourquoi les peuples se soulèvent ». En entrée de jeu, Julien Bisson déchiffre la situation en proposant quelques « fractures communes : crise de la démocratie représentative, creusement des inégalités, corruption endémique, monopolisation du pouvoir. »

Quant à Michel Foucher, géographe, il nous invite tout de même à ne pas généraliser trop vite : « Ce n’est pas parce que ces images sont tournées le même jour que ces soulèvements ont les mêmes causes ; chacun a sa genèse propre. Avec les médias sociaux adeptes du « présentisme » et les chaînes d’information en continu, un mouvement social devient une marchandise médiatique. »

Même Winston Churchill a ressenti les effets de l’accélération

Cette semaine, je commence la lecture de « The World Crisis: 1911-1918 », le récit sur la première guerre mondiale de sir Winston Churchill écrit entre 1923 et 1931. Le livre est publié en anglais aux éditions Simon & Schuster et en français aux Éditions Tallandier.

Au chapitre 2, un jeune Churchill (il avait 21 ans à l’époque) raconte son repas avec sir William Harcourt (1827-1904), un vieux politicien de l’époque victorienne :

Sir William Harcourt
By courtesy of the National Portrait Gallery, London, Public Domain

In the year 1895 I had the privilege, as a young officer, of being invited to lunch with Sir William Harcourt. In the course of a conversation in which I took, I fear, none too modest a share, I asked the question, « What will happen then? ». « My dear Winston, replied the old Victorian statesman, the experiences of a long life have convinced me that nothing ever happens ». Since that moment, as it seems to me, nothing has ever ceased happening.

Il est intéressant de lire cette réflexion de Churchill et de voir la différence entre ces deux générations de politiciens britanniques. Le premier (Harcourt) a l’impression qu’il ne passe jamais rien, le second (Churchill) ressentira de plein fouet l’accélération du vingtième siècle. D’ailleurs, le sociologue Hartmut Rosa, dans son livre « Accélération », identifie les deux décennies 1890-1910 comme la période de la première grande vague d’accélération. Il écrit :

Il règne dans le monde de la recherche un assez large consensus pour identifier deux grandes vagues d’accélération : tout d’abord, les deux décennies 1890-1910, à la suite de la révolution industrielle et de ses innovations techniques ont produit une révolution de la vitesse dans presque toutes les sphères de l’existence.

On voit donc que, à travers cette impression, Churchill avait bien capturé l’air du temps.

Quelle est l’influence principale de la culture numérique récente à la société post-moderne ?

Je suis au deux tiers dans ma lecture du fascinant livre « Le déchaînement du monde – logique nouvelle de la violence » de l’historien des idées François Cusset. La thèse de Cusset est la suivante : « La violence n’y a pas reculé, comme le pensent certains. Elle a changé de formes, et de logique, moins visible, plus constante » et son livre décrit cet environnement. Je note, à la page 159, cet extrait à propos du monde numérique :

Tout est accessible instantanément, optimisé selon la circonstance, customisé pour que ce ne soit qu’à moi, au point de ne plus comprendre que ce ne soit pas là tout de suite, ou ne corresponde pas exactement à la demande expresse que j’ai faite – scandale.

En un petit paragraphe, Cusset résume l’influence principale de la culture numérique récente à la société post-moderne. Tout doit être désormais sur-mesure, tout doit être instantané. Tout est centré autour de l’individu. Et si un produit, service ou une sphère de la vie ne correspond pas à ces critères, elle engendre frustration, colère et peut-être même violence. Il n’y a pas de place pour le long terme, la réflexion. Il n’y a pas de place pour le projet de société puisque celle-ci brimera l’individu. Et cela explique bien la désuétude perçue de la politique et de la démocratie, qui se jouent dans le consensus et le long terme. Le dentifrice est sorti du tube, on ne peut plus le remettre. Il faut donc que la politique en tienne compte et s’adapte à cette nouvelle donne. Des mesures comme la proportionnelle ou les consultations citoyennes sont peut-être des pistes de solution qui rapprocheront l’individu du consensus sociétal.

Un certain éclairage sur le cyberharcèlement de groupe

Dans Le Monde du 13 septembre, article de fond sur le harcèlement de groupe qui se déploie à la suite d’« un selfie inopportun ou un tweet malheureux ». L’article cite plusieurs exemples où des individus, ayant partagé du contenu abject ou de très mauvais goût, ont subi les foudres d’internet. Je conserve les deux extraits suivants :

La rumeur, les lâchetés, les excès ne sont pas nés avec les réseaux sociaux mais l’indignation, même lorsqu’elle est justifiée, y est tellement amplifiée, jusqu’à la saturation, qu’elle en devient abjecte. « Le lien entre toutes ces affaires, c’est le médium, observe Pauline Escande-Gauquié, sémiologue et coauteure de Monstres 2.0 : L’autre visage des réseaux sociaux (Ed. François Bourin, 2018). Les réseaux sociaux amènent à plus de débordements parce que n’importe qui peut prendre la parole, n’importe quand, de n’importe où et éventuellement, sous pseudo. Derrière une identité factice, il y a moins de censure, moins de surmoi. »

(…)

les conséquences ne sont pas que virtuelles. « En ciblant notre réputation, on peut penser qu’il s’agit d’un acte plus léger qu’une agression sur le corps. On se permet ce qu’on ne permettrait pas sur le corps. Mais humilier l’ego social, c’est blesser l’autre profondément », poursuit Gloria Origgi [philosophe et auteure de La Réputation. Qui dit quoi de qui (PUF, 2015)]

Je retiens plusieurs choses de cette analyse. D’abord (et ça, on le savait déjà), les outils numériques servent d’amplificateurs. Ensuite, l’indignation se retrouvant amplifiée, cela amène débordements et même violence. Donc, conséquences possiblement démesurées eu égard à la faute originelle. Finalement, le pseudonymat sur internet encourage ce déchaînement.

Assiste-t-on à un retour de la violence physique ?

Comme je le mentionnais dans le premier billet de ce blogue, le sujet de la violence économique et sociale m’intéresse beaucoup dans ma grille d’analyse du monde actuel. Et malgré la thèse de 2011 du psychologue Steven Pinker qui tente de démontrer que la violence physique a diminué sur plusieurs échelles, il semble bien que l’on assiste tout de même à une certaine résurgence de celle-ci. Camille Cabanes, dans le plus récent numéro du Nouveau Magazine Littéraire, explique :

Aujourd’hui, en Russie, au Soudan ou à Hong Kong, les mouvements sociaux se transforment en affrontements sanglants. En France, alors que les médias interrogeaient les gilets jaunes pour savoir s’ils condamnaient les débordements, ceux-ci leur répondaient en dénonçant les violences sociales et la réponse policière du gouvernement. 

À ceux qui voudraient en savoir plus, l’article recommande deux nouvelles publications à ce sujet :

Parmi mes lectures récentes à ce sujet, j’aimerais aussi vous suggérer Le Déchaînement du monde : Logique nouvelle de la violence de François Cusset, publié aux Éditions La Découverte.

Pour certains, les décisions politiques sont une question de vie ou de mort

Extrait du livre « Qui a tué mon père » d’Édouard Louis, qui nous rappelle combien les décisions politiques peuvent être une question de vie ou de mort, de bonheur ou de malheur, de bien-être ou de souffrance.

Chez ceux qui ont tout, je n’ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m’en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi : les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.

Édouard Louis, « Qui a tué mon père »

Edgar Morin, la politique et la démocratie

Il ne faut pas oublier que la démocratie est, en profondeur, l’organisation de la diversité. Une démocratie suppose et nécessite des points de vue différents, des idées qui s’affrontent. Ce n’est pas seulement la diversité, c’est la conflictualité. Mais la grande différence avec les conflits physiques – qui se terminent par des destructions et des morts – c’est que la démocratie est un mode de régulation du conflit à travers des joutes oratoires, parlementaires ou autres, avec un certains nombres de règles auxquelles elle doit obéir.

Edgar Morin, philosophe

Je retiens quelques notions dans ce court paragraphe. D’abord, que conflit n’égale pas nécessairement violence. Ensuite, que la démocratie demande que les idées s’affrontent pour éviter justement la violence physique.

Source : Dialogue sur la nature humaine, Boris Cyrulnik, Edgar Morin, L’aube Eds De, 06/2004

La crise climatique et l’effet Larsen

Gérard Amicel
Source photo : site de son éditeur

Les phénoménologues comme Edmund Husserl utilisaient la métaphore de l’horizon : cette ligne qui limite notre regard, mais derrière laquelle on pouvait imaginer d’autres paysages. Je crois qu’aujourd’hui elle ne peut plus illustrer notre rapport à l’avenir, car nous passons notre temps à l’anticiper, à l’instar des jeunes qui se mobilisent pour le climat. C’est pourquoi je parle d’effet Larsen : l’horizon stagnant du catastrophisme donne à la temporalité la forme d’une boucle, qui provoque une augmentation progressive de l’intensité du signal. Des lanceurs d’alertes nous mettent en garde sans arrêt, tiennent des discours apocalyptiques qui s’ajoutent aux nombreuses inquiétudes actuelles, s’autoalimentent et rongent nos sociétés. Plus on anticipe, plus on se fait peur, plus on veut aller vite. Ces jeunes sont dans un état de sidération, un sentiment d’urgence permanent. Dans leur tête, j’imagine le sifflement de plus en plus strident du larsen : on les a mis dans un monde invivable. (…) Je crois qu’il faut rompre avec la conception linéaire et continuiste du temps qui est caractéristique de l’idéologie du progrès. Pendant deux siècles, les politiques ont cherché à imposer à des populations souvent réticentes cette idée d’un progrès à la fois nécessaire et illimité. Et ils ont justifié leurs décisions en se fondant sur l’avis des experts. C’est cette conception du temps et de la décision politique qui a légitimé l’exploitation de la nature et des hommes. Aujourd’hui, l’erreur serait de conserver cette rationalité technique en espérant qu’elle nous tire de la situation où elle nous a mis. Nous devons au contraire inventer une nouvelle conception du temps et de la décision. Dans le contexte d’incertitude qui est le nôtre, une série de mesures temporaires et réversibles est préférable au choix tranchant pris par une autorité politique ou scientifique. Ce modèle intermittent de la décision permet de rouvrir un horizon de possibles toujours négociables par les citoyens.

Gérard Amicel, philosophe

Pour aider à décoder ce texte, il faut comprendre que l’Effet Larsen est l’effet acoustique que l’on appelle souvent « feedback ». Donc, il s’agit d’une boucle de rétroaction sonore qui mène jusqu’à un sifflement intolérable dans, par exemple, un haut-parleur. Selon ma compréhension, Gérard Amicel plaide donc pour une philosophie de l’intermittence (caractère de ce qui est coupé d’interruptions, selon Larousse) pour réduire la violence et l’accélération causées par cette boucle. Il explore d’ailleurs cette philosophie de l’intermittence dans son plus récent livre « Que reste-t-il de l’avenir ?« 

Source: Dejean, Mathieu, La génération climat : “Ils veulent rester vivants”, Les Inrockuptibles, 12 mars 2019.

Edouard Louis et la violence sociale

Par Heike Huslage-Koch — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, Lien

« Quand vous demandez aux gens ce qu’ils pensent de leur vie, ils disent très rarement, trop rarement : “Je souffre.” Dans mes livres, ce que j’essaye de faire, c’est de montrer la violence là où elle n’est pas vue ni pensée comme violence, y compris par celles et ceux qui la vivent. Mon père n’a jamais dit : “Je souffre.” Peut-être une fois ou deux, si j’essaye de m’en souvenir, mais il disait toujours : “Ça va, ça pourrait être pire.” Il y avait une forme d’intériorisation de la violence qu’il vivait, qui lui paraissait presque normale, parce que la violence de classe que mon père subissait, c’était celle qu’avait connue son père, que son grand-père et sa grand-mère avaient vécue. Quand cette violence est subie de manière tellement constante, reproduite à travers les corps et les générations, elle finit par ne plus être nommée. Toute la violence que mon père a vécue et que j’essaye de dire dans le livre n’était pas perçue comme telle, c’est ce que reflète la construction littéraire du livre. Et à ça s’ajoute le fait qu’il y a tellement de discours politiques qui visent à faire croire à celles et ceux qui souffrent que s’ils souffrent c’est de leur faute, que c’est parce qu’ils n’ont pas assez travaillé, pas assez étudié, qu’à la fin les gens finissent par ne plus le dire, ils ont honte de dire “je souffre”, même quand ils se rendent compte que leur vie est sans cesse traversée par la violence sociale. »

Edouard Louis, écrivain

Une des thèses de ce blogue est l’exploration de la montée d’une violence économique et sociale depuis une quarantaine d’années et son impact sur la société et la politique. Edouard Louis examine le même sujet par la littérature, notamment dans son roman « Qui a tué mon père » publié en 2018.

Source : Fabienne Arvers, Jean-Marc Lalanne, Théâtre, “gilets jaunes” et transformation du réel : dialogue entre Edouard Louis et Stanislas Nordey, Les Inrockuptibles, 5 mars 2019