Les philosophes et la désobéissance civile

Depuis quelques temps, surtout dans le contexte de la lutte aux changements climatiques, nous entendons parler de « désobéissance civile ». Celle-ci est définie comme « le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique.» Elle est notamment prônée par l’organisation Extinction Rebellion.

Le journal Le Monde sous la plume d’Anne Chemin nous offre cette semaine un long texte sur l’origine de cette méthode (notamment avec Thoreau, Gandhi et Martin Luther King), mais surtout une réflexion philosophique sur celle-ci en se demandant « si c’est « une atteinte au pacte social ou un signe de vitalité démocratique ? ». Elle ajoute :

Un citoyen peut-il, au nom de l’éthique, violer des lois qui ont été votées par les représentants élus au suffrage universel ? Pourquoi défendre ses idées en commettant une infraction alors que la démocratie propose nombre d’outils de contestation légaux tels que la grève, la pétition, la manifestation ou le vote ? Accorder à chacun la liberté d’apprécier l’injustice, ou non, des lois ne risque-t-il pas de mener au désordre ?

Citant les philosophes John Rawls et Hannah Arendt, elle tente d’expliquer ce que n’est pas la désobéissance civile :

La désobéissance civile ne relève pas de la résistance à l’oppression car elle se déploie aujourd’hui, non dans des dictatures, mais dans des démocraties « presque justes », analyse le philosophe américain John Rawls. Elle ne peut pas non plus être assimilée à l’objection de conscience car elle repose, non sur une prise de conscience individuelle, mais sur une mobilisation collective, ajoute la philosophe Hannah Arendt.

Nous y apprenons aussi que la désobéissance civile possède quatre caractéristiques :

  1. Il s’agit d’un acte illégal
  2. Cet acte doit être accompli dans la non-violence
  3. Il est public et collectif 
  4. Il est réalisé au nom de l’intérêt général, dans le but d’éveiller la conscience politique des citoyens.

Au coeur du sujet, la désobéissance civile est-elle légitime ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot ne le pense pas et dit :

Elle ne peut, en aucun cas, être érigée en principe politique : comment justifier, en démocratie, que l’on enfreigne les lois alors qu’elles sont l’expression de la volonté générale ? La désobéissance civile donne aux militants le sentiment d’être des acteurs politiques mais elle ouvre la voie à la tyrannie des minorités. Désobéir, c’est tomber dans l’individualisme le plus extrême et fragiliser le contrat social.Le risque, c’est l’émiettement social, voire la sortie du monde commun, avec, pour chacun, son petit droit de veto sur tout. (…) Si les désobéissants veulent participer à la vie démocratique, ils doivent élaborer un programme et se présenter aux élections.

La sociologue Sylvie Ollitrault, elle, pense le contraire :

La désobéissance civile est un signe de vitalité démocratique. Elle montre une volonté de participer au débat public : les désobéissants revendiquent une citoyenneté active et tentent de s’approprier un espace de résistance et d’engagement. Ce ne sont pas des jeunes militants inconscients et inconséquents : ils sont au contraire très exigeants envers eux-mêmes et envers la société. 

Quant à la philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien, ils disent :

 les désobéissants qui agissent en dehors des arènes représentatives ont en effet le mérite de prendre au sérieux la promesse démocratique : en inventant de nouvelles formes de mobilisation, ils élargissent « l’espace des possibles ». A leurs yeux, cette nouvelle donne n’a rien d’inquiétant : dans un régime « dont la nature est d’être irrémédiablement ouvert », il serait absurde de dresser une fois pour toutes la liste des expressions légitimes de la participation. « Nul ne saurait dire où il convient de fixer les limites des libertés individuelles et à quel niveau d’autonomie il faut cesser d’attribuer de nouveaux droits sociaux ou politiques aux citoyens. »

Les grand(e)s philosophes du XXème siècle avaient aussi leur point de vue :

Hannah Arendt invitait ainsi les gouvernants à lui « faire une place dans le fonctionnement de nos institutions publiques » et Jürgen Habermas estimait qu’elle permettait de tester la « maturité » de l’Etat de droit. John Rawls, lui aussi, admettait sa pertinence, à condition qu’elle réponde à des « injustices majeures et évidentes » – « des infractions graves au principe de la liberté égale pour tous et des violations flagrantes du principe de la juste égalité des chances ».

Bref, comme vous pouvez le lire, le débat philosophique sur la légitimé de la désobéissance civile est encore ouvert.

Le héros selon Hannah Arendt

Je lis actuellement le livre « Condition de l’homme moderne » de la grande philosophe allemande Hannah Arendt. Publié en 1958, Arendt souhaite, avec ce livre, « redonner une place de choix à la vita activa alors que la tradition philosophique l’a historiquement reléguée au second rang derrière la vita contemplativa. Cela a eu pour conséquence de passer sous silence les différentes activités de la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action ». Comme l’écrit Horst Mewes, Hannah Arendt « valorise et encourage l’action publique comme le mode le plus pur et peut-être le plus authentique de la liberté humaine. »

Dans son chapitre sur l’action, Arendt explique ce qu’est un héros selon elle :

Source :
American Memory
[Public domain]

Le héros que dévoile l’histoire n’a pas besoin de qualités héroïques. Le mot héros à l’origine, c’est-à-dire chez Homère, n’est qu’un nom donné à chacun des hommes libres qui ont pris part à l’épopée troyenne et de qui l’on peut conter une histoire. L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous jugeons indispensable au héros, se trouve déjà présente dans le consentement à agir et à parler, à s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi. Et ce courage n’est pas nécessairement, ni même principalement, lié à l’acceptation des conséquences ; il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer.

Après quelques lectures analytiques sur Hannah Arendt, je pense qu’on peut décoder ce paragraphe comme étant un appel à l’implication du citoyen(ne) dans la Cité, notamment l’implication politique. Et vous, comment décryptez-vous ce passage ?

Hannah Arendt : « Une vie passée entièrement en public devient superficielle »

Poursuite de la lecture de « Condition de l’homme moderne » de la philosophe Hannah Arendt. À la page 113, Arendt explore les caractéristiques du privé. Elle écrit :

La seconde des grandes caractéristiques non privatives du privé, c’est que
les quatre murs de la propriété privée offrent à l’homme la seule retraite sûre
contre le monde public commun, la seule où il puisse échapper à la publicité,
vivre sans être vu, sans être entendu. Une vie passée entièrement en public,
en présence d’autrui, devient comme on dit superficielle. Tout en restant
visible, elle perd la qualité de le devenir à partir d’un fond sombre qui doit
demeurer caché à moins de perdre sa profondeur en un sens non subjectif
et très réel.

Au moment où le New York Times dévoile l’ampleur des informations amassées par les firmes de données géolocalisées (l’article mentionne le nom de certaines de ces firmes), ces réflexions d’Hannah Arendt sont extrêmement pertinentes. En effet, le Times a mis la main sur un fichier qui contient plus de 50 milliards de pings de localisation depuis les téléphones de plus de 12 millions d’Américains alors qu’ils se déplaçaient dans plusieurs grandes villes aux États-Unis. Et grâce à ces données, «dans la plupart des cas, il a suffi de déterminer un domicile et un bureau pour identifier une personne. » Le Times donne un exemple précis :

Dans un cas, nous avons observé un changement dans les déplacements réguliers d’un ingénieur de Microsoft. Un mardi après-midi, il a visité le campus principal d’Amazon, un concurrent de Microsoft. Le mois suivant, il a commencé un nouvel emploi chez Amazon. Il a fallu quelques minutes pour l’identifier comme Ben Broili, un gestionnaire désormais chez Amazon Prime Air, un service de livraison par drones.

L’article conclut comme suit :

Nous vivons dans le système de surveillance le plus avancé au monde. Ce système n’a pas été créé délibérément. Il a été construit par l’interaction entre le progrès technologique et le profit. Il a été construit pour gagner de l’argent. Le plus grand tour de passe-passe des entreprises technologiques a été de persuader la société de se surveiller elle-même.

Tout cela est bien inquiétant (et devrait alarmer nos concitoyen.nes et gouvernements), mais au-delà de notre partage d’information souvent très personnelle dans les médias sociaux, au-delà du risque de perte de notre vie privée à cause de nos déplacements facilement géolocalisables, Arendt nous invite à nous questionner sur une perte de sens liée à cette vie désormais passée entièrement en public.

La définition originelle de vie privée

Suite de la lecture de « Condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt [1906-1975], à la page 76, on y retrouve un détail intéressant sur l’origine de l’expression « vie privée ». Explications d’Hannah Arendt :

Dans la pensée antique tout tenait dans le caractère privatif du privé, comme l’indique le mot lui-même ; cela signifiait que l’on était littéralement privé de quelque chose, à savoir de facultés les plus hautes et les plus humaines. L’homme qui n’avait plus d’autre vie que privée, celui qui, esclave, n’avait pas droit au domaine public, ou barbare, n’avait pas su fonder ce domaine, cet homme n’était pas pleinement humain. Quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé. Toutefois, ce qui paraît plus important encore, c’est que de nos jours le privé s’oppose au moins aussi nettement au domaine social (inconnu des Anciens qui voyaient dans son contenu une affaire privée) qu’au domaine politique proprement dit. Événement historique décisif : on découvrit que le privé au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement, plus authentiquement lié.

Pour encore plus clarifier les pensées de la philosophe allemande, ajoutons ces réflexions de Favilla sur le site du journal « Les Echos » :

Alors que, de nos jours, la vie privée est le lieu par excellence de la liberté et de l’individualité, les Grecs considéraient, à l’inverse, la vie privée comme le domaine de la contrainte et du conformisme tandis que seule la vie politique permettait l’affirmation de l’individu en toute liberté.

Il faut dire que, chez les Grecs, tout ce qui concernait la gestion de la survie et la production des richesses était du domaine privé, affaire de famille. Ainsi libéré des soucis matériels, le citoyen pouvait se consacrer à la politique, réservée à l’expression des grands projets et à la construction du futur. 

Avec tous les débats actuels sur la vie privée, notamment causés par les abus des grandes sociétés technologiques, on est aujourd’hui bien loin de cette définition des Grecs. Le rêve de l’agora moderne, cette composante essentielle de la démocratie dans la cité, qui aurait pu atteindre des niveaux jamais vus grâce aux médias sociaux, n’est plus. Le modèle d’affaires basé sur la publicité et sur le microciblage l’a tué. La vie privée moderne nous semble aujourd’hui beaucoup plus attrayante que la vie publique, que la vie politique. À ce sujet, je note le commentaire de l’ami Clément Laberge dans un billet hier :

Mais j’ai l’impression que c’est devenu trop dur d’avoir du fun dans cette politique-là. Trop de trop vite, trop à peu près, tout le temps. Pas d’espace ni de temps pour respirer. Encore moins pour réfléchir. Il faut toujours faire ce qu’on peut tout en sachant que ce sera trop peu… et tout ça sous l’impitoyable jugement des médias sociaux.

Clément mentionne ce phénomène d’accélération (traité maintes fois dans ce blogue) qui nuit particulièrement à politique, car celle-ci se déroule dans le temps long. Je pense tout de même que, tel le phénix, le rêve originel des médias sociaux, celui d’outil catalyseur de conversation constructive et de grande démocratie, renaîtra des cendres de cette première vague. Quelle forme cela prendra-t-il ? J’ai des pistes de réflexion, mais ce n’est pas tout à fait clair. Par contre, je sais que, déjà, des créateurs et créatrices y réfléchissent et je vous garantis dès aujourd’hui que ça ne ressemblera pas à Facebook.

Hannah Arendt et les conséquences de l’automatisation

Je débute cette semaine la lecture de « Condition de l’homme moderne » de la grande philosophe Hannah Arendt [1906-1975]. Dans ce livre publié en 1958, elle souhaite « redonner une place de choix à la vita activa alors que la tradition philosophique l’a historiquement reléguée au second rang derrière la vita contemplativa. (…) elle désire ramener un équilibre à l’intérieur de cet appareil conceptuel et plus précisément redonner à l’action l’attention qu’elle mérite. » (source: Wikipedia)

Son prologue nous éclaire sur ses motivations. Elle souhaite réfléchir à l’impact de deux grands changements technologiques : i) la conquête de l’espace et ii) l’automatisation. Sur cette dernière, elle écrit :

Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. (…)

Cela n’est vrai toutefois qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté.

Avec la nouvelle vague technologique liée au progrès de l’intelligence artificielle (notamment dû aux succès de l’apprentissage automatique et l’apprentissage profond), le sujet de l’automatisation est revenu de plus belle dans l’actualité. J’ai d’ailleurs bien hâte de poursuivre le livre de Arendt pour ajouter à ma propre réflexion (je vous en reparlerai). D’ailleurs, plusieurs chercheurs réfléchissent aux impacts de l’accélération de l’automatisation, en proposant notamment l’introduction d’un revenu de base universel. À ce sujet, deux excellents ouvrages : i) « Utopies Réalistes » de Rutger Bregman et ii) « Libérons-nous » d’Abdennour Bidar. Le livre de Bidar va plus loin et offre des réflexions sur l’après-revenu universel, ce qu’on fera de notre temps, comment on accompagnera les citoyens, répondant ainsi à un des questionnements d’Arendt soixante ans plus tard. Bref, je vous le conseille si le sujet vous intéresse.