Comment « Understanding Comics » de Scott McCloud m’aide à décoder le phénomène ChatGPT

OpenAI a récemment lancé ChatGPT, un agent conversationnel spécialisé dans le dialogue qui utilise les plus récentes techniques d’intelligence artificielle. Depuis son lancement il y un mois, toute la sphère technologique (et même plus) est survoltée. En effet, les réponses de cet agent sont « remarquablement détaillés » et « semblables à ceux d’un être humain » selon les extraits d’analyses que l’on retrouvent sur Wikipedia. Par contre, plusieurs personnes ont déjà remarqué que les réponses ne sont pas toujours exactes et factuelles. Toujours est-il que ça n’empêche pas plusieurs utilisateurs/trices d’être en émoi face à ce nouvel outil, y projetant espoir et peur à la fois. Il est vrai que l’outil est fort impressionnant technologiquement et que celui-ci nous permet d’imaginer un certain futur de la recherche d’information, mais je trouve que la réaction face à lui est somme toute démesurée. C’est souvent le cas dans le domaine de l’intelligence artificielle. On cherche l’humain là où il n’y en a pas.

Une lecture récente du fabuleux « Understanding Comics » de Scott McCloud m’a donné une piste de réflexion. Expliquant les rouages de la bande dessinée, McCloud mentionne qu’on se voit soi-même quand on regarde des versions caricaturale (« cartoons » en anglais) de personnages. Il écrit : « we just don’t observe the cartoon, we become it » (voir l’extrait ci-dessous). Je pense que les humains ont le même ressenti face à ChatGPT et autres outils du même genre. Pour la première fois, on se retrouve devant un agent conversationnel qui nous ressemble, mais c’est une version caricaturale d’un être humain. On y met donc ce qu’on veut.

Extrait de « Understanding Comics » de Scott McCloud.

Habermas : « le numérique fragmente les opinions publiques nationales au point que les citoyens ne se confrontent plus autour des mêmes sujets »

Source : Wikipedia CC-BY-SA-3.0.

Le plus récent numéro du magazine Philosophie nous propose un entretien avec le grand philosophe allemand Jürgen Habermas. À 92 ans, Habermas demeure encore une source précieuse pour éclairer nos réflexions. Tout l’entretien vaut la peine d’être lu, mais une question (et la réponse d’Habermas) a particulièrement retenu mon attention :

Q: Votre Théorie de l’agir communicationnel [1981] promeut l’idéal d’un débat rationnel ouvert entre toutes les citoyennes et tous les citoyens. Les conditions d’un dialogue apaisé sont-elles encore réunies ?

A: Avec votre question, vous touchez un thème de fond – le risque que les réseaux sociaux délitent l’organisation même du débat politique et que la communication publique ne soit plus le lieu où s’établit la distinction entre le « vrai » et le « faux ». En effet, le débat public devrait être structuré de telle sorte que des opinions concurrentes soient exprimées sur des questions identifiées par tous les camps comme pertinentes et partagées. Les plateformes numériques encouragent cependant la formation d’une quantité d’îles de communication tournant sur elles-mêmes et tendant à séparer les participants des flux d’informations qui ont fait l’objet d’une vérification rédactionnelle. De ce fait, le numérique fragmente les opinions publiques nationales au point que les citoyens ne se confrontent plus autour des mêmes sujets et, dans les cas extrêmes, ne vivent même plus dans le même monde politique.

Le « regret du futur » et « l’espoir du passé »

Depuis quelques semaines, je suis dans la lecture de « L’irréversible et la nostalgie » du philosophe français Vladimir Jankélévitch [1903-1985]. Publié une première fois en 1974, le livre explore l’impact philosophique de l’irréversibilité du temps sur la vie humaine.

À la page 176, on y retrouve le passage suivant :

Seuls des monstres comme le « regret du futur » et « l’espoir du passé » (…) marcheraient à reculons, ou la tête en bas; la vraie conscience à l’endroit est celle qui espère le futur et regrette le passé, et qui est, sans chiasme, orientée des deux côtés dans son sens naturel.

Dans le contexte de l’irréversibilité du temps, il est d’une logique philosophique imparable que nous ne pouvons espérer le passé (déjà vécu et donc « mort ») ou regretter le futur (pas vécu encore). Mais ne semble-t-il pas dans l’air du temps chez certains de nos concitoyen.nes de regretter le passé (et qui, peut-être, « espèrent » y retourner). Ne ressentons-nous pas aussi le contrecoup, le ressac, de la numérisation intensive du monde au cours des quarante dernières années, numérisation ayant mené à de grands changements de société ? Une frange de la population en viendrait peut-être à « regretter » ce futur qui laisse plein de gens derrière, en peine ? Cette dichotomie vaut la peine d’être approfondie.

Laurence Devillers : « l’urgence ne doit pas devenir pour [les géants du web] l’occasion de prendre un trop grand pouvoir »

Sortie cette semaine du court essai « La souveraineté numérique dans l’après-crise » de Laurence Devillers, spécialiste en intelligence artificielle et éthique, professeure à La Sorbonne. Publié dans la série « Et après ? » des Éditions de l’Observatoire, le livre nous invite à réfléchir sur la mainmise des technologies américaines dans le contexte de la crise vécue cette année et lance un cri d’alarme.

En début de lecture, Laurence Devillers remarque que la crise sanitaire « a fait exploser l’utilisation du numérique dans tous les domaines ». Elle nous explique ensuite que c’est un secteur clé de pouvoir, « car celui qui maîtrise l’information et la technologie dépasse ses concurrents » et cela touche tous les secteurs de la société civile. Cela devient donc un enjeu de souveraineté nationale car ce sont les géants technologiques états-uniens (les GAFAM) et chinois (les BATX) qui contrôlent la donne. Elle craint que si tous « les opérateurs qui exploitent nos données (…) sont situés sur le sol américain », il y aura « de réelles conséquences sur nos libertés ».

Elle souligne évidemment les bénéfices de l’utilisation des technologies dans le secteur de la santé, mais elle propose quelques exemples de perte de souveraineté numérique liée à l’urgence et à la nouveauté de la situation, dont notamment la vidéoconférence, les applications de traçage, les enceintes connectées, la sélection de la solution d’infonuagique de Microsoft pour les données de santé française, etc.. Elle écrit que « l’urgence ne doit pas devenir pour [les géants du web] l’occasion de prendre un trop grand pouvoir » et elle signale qu’ « il est temps de nous désintoxiquer ou de négocier plus clairement avec les géants du net ».

Elle pense que ces décisions de travailler dans l’urgence avec les grands joueurs américains vient du fait qu’il y a «une absence de stratégie souveraine de nos gouvernements » dans les domaines essentiels de la société. Son cri d’alarme est sans équivoque : « les géants du numérique sont en train de nous aliéner, prenants nos marchés et nos données. Nous devenons de plus en plus dépendants d’eux. »

Elle propose une sortie de crise avec une vision nouvelle du numérique :

Le monde de demain doit remettre la science et les humanités au coeur de la Cité. Avec un double effort à faire : à la fois pédagogique, pour expliquer l’intérêt et l’utilité des technologies, et de transparence, en créant des outils numérique « éthique by design », qui favorisent leur compréhension, et en vérifiant leurs usages dans le temps, respectant nos droits et libertés.

Bref, un livre qui résume bien les enjeux numérique qui turlupinent plusieurs experts du numérique, mais dans sa finalité s’avère trop court et sans pistes de solution précises vraiment exploitables.

Edgar Morin : comment expliquer que l’humain puisse être profondément bon ou mauvais

Nous sommes possédés par le double logiciel de notre subjectivité : le logiciel de l’affirmation égocentrique du moi-je qui nous installe au centre de notre monde et le logiciel du nous qui nous unit et englobe au sein d’une communauté. Le premier exclut tout autre que soi, le second l’inclut parmi les autres dans un nous.

Le double logiciel (égocentrique, communautaire) explique la double vérité : l’égocentrisme et la solitude absolue de chacun, l’altruisme et la non-solitude de la communion ou de la communauté. Il explique que l’humain puisse être profondément bon ou mauvais selon les aléas et les événements.

Le philosophe Edgar Morin à propos de la vie

Nous connaissons de mieux en mieux la vie mais elle nous demeure de plus en plus mystérieuse.

La vie est émergente, c’est-à-dire un ensemble de qualités.

La vie ne se réduit pas au biologique, c’est-à-dire aux entités nucléo-protéinées dont nous sommes constitués.

La vie est polymorphe, car les sociétés, les langues, les cultures, les idées, les dieux sont des entités vivantes.

La vie est cacophonie et symphonie.

La vie est intelligente, sensible, créatrice.

La vie est organisatrice. La vie est cruelle. La vie est admirable. La vie est folle.

Nous l’oublions dans l’évidence quotidienne du vivre le caractère étonnant de la vie. Nous oublions dans les activités prosaïques du vivre que la vie est poésie, mais nous oublions dans nos moments euphoriques qu’elle est cruelle, terrible, horrible.

Edgar Morin, « Connaissance, ignorance, mystère », p. 98

Nous ne sommes pas dans une situation normale de télétravail

Lors d’une vidéoconférence récente avec des amis, tous issus de la première vague du Web, nous discutions de l’accélération du télétravail, évidemment causée par la nécessité du confinement.

À première vue, cette transition globale semble s’être faite très rapidement et efficacement, mais je crois que la réalité est tout autre. D’abord parce que plusieurs entreprises assument que leur personnel était prêt pour ce bouleversement. Les expertes et experts du travail à distance le disent : celui-ci vient avec un tout autre type de cultures, de méthodologies et de codes. De façon exagérée, ce sketch de l’émission Saturday Night Live met en lumière certains de ces enjeux. D’ailleurs, sachant la réalité souvent dramatique vécue par plusieurs personnes, cette vignette ne m’a pas fait rire, mais au contraire m’a ouvert les yeux à une réalité souvent oubliée par les gens qui exercent un métier lié à la technologie. De plus, la situation aujourd’hui est exceptionnelle et ne représente pas un contexte habituel de télétravail. La crise sanitaire et économique amène son lot de situations anxiogènes.

Capture d’écran de l’émission Saturday Night Live du 11 avril 2020

Dans ce cadre, les gestionnaires doivent aujourd’hui faire preuve d’une grande bienveillance envers leur équipe. Ils/elles doivent se mettre à la place d’autrui et accompagner leurs employé(e)s à travers la crise. Wikimedia, la société qui gère le site Wikipedia, a su montrer l’exemple dès le 16 mars en disant à leur équipe : « Le travail n’est pas la seule chose qui préoccupe les gens en ce moment. (…) Nous vous demandons de vous engager à travailler 50% de vos heures normales. Ce ne sont pas des vacances. Si les gens sont capables de travailler plus d’heures normales, notre mission en a besoin. Mais nous ne suivrons pas le temps travaillé. »

En même temps, les employeurs doivent guider et former leurs employé(e)s au travail à distance, leur apprendre les différents outils, les nouveaux codes, etc. Cela prendra du temps, mais ce temps d’apprentissage est nécessaire pour le bienfait des équipes. À ce propos, depuis le début de la crise, Scott Berkun prodigue d’excellents conseils de communication dans le contexte du télétravail. Enfin, nos espaces physiques de travail, nos bureaux risquent aussi de changer de forme dans un futur rapproché (voir cet article de FastCompany) et ce sera aussi aux gestionnaires d’accompagner leurs coéquipiers dans cette transformation.

Je terminerai ce billet en citant la philosophe Cynthia Fleury à propos du concept de la société du Care, « une société du « prendre soin » où on comprend que nos interdépendances sont des forces qui nous permettent de transformer le monde de la façon la plus créative et solidaire possible. » Elle ajoute :

Aujourd’hui, on pénètre dans un univers où la responsabilité collective, le fait de créer un comportement en accord avec le bien commun (…) est également important. Ça aussi, c’est typique des sociétés du Care : reconnaissance, valorisation des métiers du Care, culture d’empathie, culture solidaire, moins de compétition.

Ce concept me semble clé par les temps qui courent.

Les propositions de la philosophe Nancy Fraser pour sortir de la crise démocratique

Je termine à l’instant la lecture du livre « The Old Is Dying and the New Cannot Be Born: From Progressive Neoliberalism to Trump and Beyond » de la philosophe américaine Nancy Fraser. Le livre est offert gratuitement en version numérique ces jours-ci. Le livre explore de façon succincte le contexte social des 40 dernières années qui a mené à l’élection de Donald Trump, un des sujets qui me fascine et qui m’a mené à créer ce blogue (voir mon premier billet). À ma grande surprise, l’analyse de Fraser devient encore plus intéressante dans le contexte de la grande crise sanitaire que nous vivons actuellement.

En voici les extraits les plus marquants :

Faisant référence aux différents événements socio-politiques des dernières années (Trump, le Brexit, etc.), elle nous explique d’abord que « tous impliquent un affaiblissement dramatique, sinon une rupture, de l’autorité des classes et des partis politiques établis. » Elle constate donc que « nous sommes confrontés à une crise politique mondiale. » Elle poursuit en écrivant que « les phénomènes qui viennent d’être évoqués constituent le volet spécifiquement politique d’une crise plus vaste et multiforme qui comporte également d’autres volets – économiques, écologiques et sociaux – qui, pris ensemble, se traduisent par une crise générale. »

Pour tenter d’analyser le phénomène, elle utilise la pensée de Antonio Gramsci sur l’hégémonie :

Hegemony is [Gramsci’s] term for the process by which a ruling class makes its domination appear natural by installing the presuppositions of its own worldview as the common sense of society as a whole.

Fraser ajoute que « chaque bloc hégémonique incarne un ensemble d’hypothèses sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. » Elle poursuit en décrivant le bloc hégémonique capitaliste que l’on retrouve en Amérique du Nord et en Europe :

capitalist hegemony has been forged by combining two different aspects of right and justice— one focused on distribution, the other on recognition. The distributive aspect conveys a view about how society should allocate divisible goods, especially income. This aspect speaks to the economic structure of society and, however obliquely, to its class divisions. The recognition aspect expresses a sense of how society should apportion respect and esteem, the moral marks of membership and belonging. Focused on the status order of society, this aspect refers to its status hierarchies. Together, distribution and recognition constitute the essential normative components out of which hegemonies are constructed.

Fraser explique que « avant Trump, le bloc hégémonique qui dominait la politique américaine était le néolibéralisme progressiste » (qui combine un programme économique expropriatif et ploutocratique avec une politique de reconnaissance libéral-méritocratique) et son adversaire principal était le « néolibéralisme réactionnaire ». Pendant toutes ces années de pouvoir, les politiques de dérégulation et de libre-échange soutenues par les deux grands blocs hégémoniques ont mis à mal les régions dépendantes de l’industrie manufacturière. Évidemment, tout cela « a laissé un segment important de l’électorat américain – victimes de la financiarisation et de la mondialisation – sans foyer politique naturel. » Et même en 2011, les deux grands blocs, « continuant à maintenir le consensus néolibéral, n’ont pas vu dans Occupy les premiers grondements d’un tremblement de terre. »

D’ailleurs, plus tard dans le livre, elle écrit :

While social life as such is increasingly economized, the unfettered pursuit of profit destabilizes the very forms of social reproduction, ecological sustainability, and public power on which it depends. Seen this way, financialized capitalism is an inherently crisis-prone social formation. The crisis complex we encounter today is the increasingly acute expression of its built-in tendency to destabilize itself.

Venons-en à la campagne électorale de 2016 : D’abord Trump : « La rhétorique de campagne de Trump a suggéré un nouveau bloc proto-hégémonique, que nous pouvons appeler populisme réactionnaire. Il semblait combiner une politique de reconnaissance hyperréactionnelle avec une politique populiste de distribution ». Ensuite Bernie Sanders : « Le bloc que Sanders envisageait, en revanche, était un populisme progressiste. »

Après l’élection de Trump, on voit bien que son positionnement hégémonique a changé. Fraser explique :

Far from governing as a reactionary populist, the new president activated the old bait and switch, abandoning the populist distributive policies his campaign had promised. (…) The appointment of yet another Goldman Sachs alumnus to the Treasury ensures that neoliberalism will continue where it counts. (…) Having abandoned the populist politics of distribution, Trump proceeded to double down on the reactionary politics of recognition.

Avec Trump, les Américains ont donc eu droit, non pas à un populisme réactionnaire, mais à un néolibéralisme hyperréactionnaire. Fraser nous prévient toutefois : « le néolibéralisme hyperréactionnaire de Trump ne constitue cependant pas un nouveau bloc hégémonique. Il est au contraire chaotique, instable et fragile. »

Dans les pages suivantes du livre, l’autrice fait la preuve que « neither a revived progressive neoliberalism nor a trumped-up hyperreactionary neoliberalism is a good candidate for political hegemony in the near future « car :

Neither can offer an authoritative picture of social reality, a narrative in which a broad spectrum of social actors can find themselves. Equally important, neither variant of neoliberalism can successfully resolve the objective system blockages that underlie our hegemonic crisis. Since both are in bed with global finance, neither can challenge financialization, deindustrialization, or corporate globalization. Neither can redress declining living standards, ballooning debt, climate change, “care deficits,” or intolerable stresses on community life. To (re)install either of those blocs in power is to ensure not just a continuation but an intensification of the current crisis.

Malheureusement pour nous, « en l’absence d’une hégémonie sûre, nous sommes confrontés à un interrègne instable et à la poursuite de la crise politique ». Et donc, de là le titre de son livre tiré d’une citation de Gramsci : « the old is dying and the new cannot be born; in this interregnum a great variety of morbid symptoms appear. »

La fin de son livre nous offre des pistes de solutions, des directions possibles, ce qu’elle appelle le « populisme progressif » :

Only an inclusive politics of recognition has a fighting chance of bringing those indispensable social forces into alliance with other sectors of the working and middle classes, including communities historically associated with manufacturing, mining, and construction. That leaves progressive populism as the likeliest candidate for a new counterhegemonic bloc. Combining egalitarian redistribution with nonhierarchical recognition, this option has at least a fighting chance of uniting the whole working class. (…) an alliance that also includes substantial segments of youth, the middle class, and the professional-managerial stratum. (…) Progressive populism could end up being transitional—a way station en route to some new postcapitalist form of society.

Sa conclusion est sans appel :

Whatever our uncertainty regarding the endpoint, one thing is clear: if we fail to pursue this option now, we will prolong the present interregnum. That means condemning working people of every persuasion and every color to mounting stress and declining health, to ballooning debt and overwork, to class apartheid and social insecurity. It means immersing them, too, in an ever vaster expanse of morbid symptoms—in hatreds born of resentment and expressed in scapegoating, in outbreaks of violence followed by bouts of repression, in a vicious dog-eat-dog world where solidarities contract to the vanishing point. To avoid that fate, we must break definitively both with neoliberal economics and with the various politics of recognition that have lately supported it—casting off not just exclusionary ethnonationalism but also liberal-meritocratic individualism. Only by joining a robustly egalitarian politics of distribution to a substantively inclusive, class-sensitive politics of recognition can we build a counterhegemonic bloc capable of leading us beyond the current crisis to a better world.

Les philosophes et la désobéissance civile

Depuis quelques temps, surtout dans le contexte de la lutte aux changements climatiques, nous entendons parler de « désobéissance civile ». Celle-ci est définie comme « le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique.» Elle est notamment prônée par l’organisation Extinction Rebellion.

Le journal Le Monde sous la plume d’Anne Chemin nous offre cette semaine un long texte sur l’origine de cette méthode (notamment avec Thoreau, Gandhi et Martin Luther King), mais surtout une réflexion philosophique sur celle-ci en se demandant « si c’est « une atteinte au pacte social ou un signe de vitalité démocratique ? ». Elle ajoute :

Un citoyen peut-il, au nom de l’éthique, violer des lois qui ont été votées par les représentants élus au suffrage universel ? Pourquoi défendre ses idées en commettant une infraction alors que la démocratie propose nombre d’outils de contestation légaux tels que la grève, la pétition, la manifestation ou le vote ? Accorder à chacun la liberté d’apprécier l’injustice, ou non, des lois ne risque-t-il pas de mener au désordre ?

Citant les philosophes John Rawls et Hannah Arendt, elle tente d’expliquer ce que n’est pas la désobéissance civile :

La désobéissance civile ne relève pas de la résistance à l’oppression car elle se déploie aujourd’hui, non dans des dictatures, mais dans des démocraties « presque justes », analyse le philosophe américain John Rawls. Elle ne peut pas non plus être assimilée à l’objection de conscience car elle repose, non sur une prise de conscience individuelle, mais sur une mobilisation collective, ajoute la philosophe Hannah Arendt.

Nous y apprenons aussi que la désobéissance civile possède quatre caractéristiques :

  1. Il s’agit d’un acte illégal
  2. Cet acte doit être accompli dans la non-violence
  3. Il est public et collectif 
  4. Il est réalisé au nom de l’intérêt général, dans le but d’éveiller la conscience politique des citoyens.

Au coeur du sujet, la désobéissance civile est-elle légitime ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot ne le pense pas et dit :

Elle ne peut, en aucun cas, être érigée en principe politique : comment justifier, en démocratie, que l’on enfreigne les lois alors qu’elles sont l’expression de la volonté générale ? La désobéissance civile donne aux militants le sentiment d’être des acteurs politiques mais elle ouvre la voie à la tyrannie des minorités. Désobéir, c’est tomber dans l’individualisme le plus extrême et fragiliser le contrat social.Le risque, c’est l’émiettement social, voire la sortie du monde commun, avec, pour chacun, son petit droit de veto sur tout. (…) Si les désobéissants veulent participer à la vie démocratique, ils doivent élaborer un programme et se présenter aux élections.

La sociologue Sylvie Ollitrault, elle, pense le contraire :

La désobéissance civile est un signe de vitalité démocratique. Elle montre une volonté de participer au débat public : les désobéissants revendiquent une citoyenneté active et tentent de s’approprier un espace de résistance et d’engagement. Ce ne sont pas des jeunes militants inconscients et inconséquents : ils sont au contraire très exigeants envers eux-mêmes et envers la société. 

Quant à la philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien, ils disent :

 les désobéissants qui agissent en dehors des arènes représentatives ont en effet le mérite de prendre au sérieux la promesse démocratique : en inventant de nouvelles formes de mobilisation, ils élargissent « l’espace des possibles ». A leurs yeux, cette nouvelle donne n’a rien d’inquiétant : dans un régime « dont la nature est d’être irrémédiablement ouvert », il serait absurde de dresser une fois pour toutes la liste des expressions légitimes de la participation. « Nul ne saurait dire où il convient de fixer les limites des libertés individuelles et à quel niveau d’autonomie il faut cesser d’attribuer de nouveaux droits sociaux ou politiques aux citoyens. »

Les grand(e)s philosophes du XXème siècle avaient aussi leur point de vue :

Hannah Arendt invitait ainsi les gouvernants à lui « faire une place dans le fonctionnement de nos institutions publiques » et Jürgen Habermas estimait qu’elle permettait de tester la « maturité » de l’Etat de droit. John Rawls, lui aussi, admettait sa pertinence, à condition qu’elle réponde à des « injustices majeures et évidentes » – « des infractions graves au principe de la liberté égale pour tous et des violations flagrantes du principe de la juste égalité des chances ».

Bref, comme vous pouvez le lire, le débat philosophique sur la légitimé de la désobéissance civile est encore ouvert.

Jean-Paul Sartre : sa définition de la liberté

Voici la définition de la liberté, selon le philosophe français Jean-Paul Sartre :

… l’idée que je n’ai jamais cessé de développer, c’est que, en fin de compte, chacun est toujours responsable de ce qu’on a fait de lui — même s’il ne peut rien faire de plus que d’assumer cette responsabilité. Je crois qu’un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui.

C’est la définition que je donnerais aujourd’hui de la liberté : ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement;

(extrait du livre « Sartre par Sartre » cité dans « Sartre, un penseur pour le XXIe siècle » d’Annie Cohen-Solal, publié en 2005 chez Gallimard)