Les propositions de la philosophe Nancy Fraser pour sortir de la crise démocratique

Je termine à l’instant la lecture du livre « The Old Is Dying and the New Cannot Be Born: From Progressive Neoliberalism to Trump and Beyond » de la philosophe américaine Nancy Fraser. Le livre est offert gratuitement en version numérique ces jours-ci. Le livre explore de façon succincte le contexte social des 40 dernières années qui a mené à l’élection de Donald Trump, un des sujets qui me fascine et qui m’a mené à créer ce blogue (voir mon premier billet). À ma grande surprise, l’analyse de Fraser devient encore plus intéressante dans le contexte de la grande crise sanitaire que nous vivons actuellement.

En voici les extraits les plus marquants :

Faisant référence aux différents événements socio-politiques des dernières années (Trump, le Brexit, etc.), elle nous explique d’abord que « tous impliquent un affaiblissement dramatique, sinon une rupture, de l’autorité des classes et des partis politiques établis. » Elle constate donc que « nous sommes confrontés à une crise politique mondiale. » Elle poursuit en écrivant que « les phénomènes qui viennent d’être évoqués constituent le volet spécifiquement politique d’une crise plus vaste et multiforme qui comporte également d’autres volets – économiques, écologiques et sociaux – qui, pris ensemble, se traduisent par une crise générale. »

Pour tenter d’analyser le phénomène, elle utilise la pensée de Antonio Gramsci sur l’hégémonie :

Hegemony is [Gramsci’s] term for the process by which a ruling class makes its domination appear natural by installing the presuppositions of its own worldview as the common sense of society as a whole.

Fraser ajoute que « chaque bloc hégémonique incarne un ensemble d’hypothèses sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. » Elle poursuit en décrivant le bloc hégémonique capitaliste que l’on retrouve en Amérique du Nord et en Europe :

capitalist hegemony has been forged by combining two different aspects of right and justice— one focused on distribution, the other on recognition. The distributive aspect conveys a view about how society should allocate divisible goods, especially income. This aspect speaks to the economic structure of society and, however obliquely, to its class divisions. The recognition aspect expresses a sense of how society should apportion respect and esteem, the moral marks of membership and belonging. Focused on the status order of society, this aspect refers to its status hierarchies. Together, distribution and recognition constitute the essential normative components out of which hegemonies are constructed.

Fraser explique que « avant Trump, le bloc hégémonique qui dominait la politique américaine était le néolibéralisme progressiste » (qui combine un programme économique expropriatif et ploutocratique avec une politique de reconnaissance libéral-méritocratique) et son adversaire principal était le « néolibéralisme réactionnaire ». Pendant toutes ces années de pouvoir, les politiques de dérégulation et de libre-échange soutenues par les deux grands blocs hégémoniques ont mis à mal les régions dépendantes de l’industrie manufacturière. Évidemment, tout cela « a laissé un segment important de l’électorat américain – victimes de la financiarisation et de la mondialisation – sans foyer politique naturel. » Et même en 2011, les deux grands blocs, « continuant à maintenir le consensus néolibéral, n’ont pas vu dans Occupy les premiers grondements d’un tremblement de terre. »

D’ailleurs, plus tard dans le livre, elle écrit :

While social life as such is increasingly economized, the unfettered pursuit of profit destabilizes the very forms of social reproduction, ecological sustainability, and public power on which it depends. Seen this way, financialized capitalism is an inherently crisis-prone social formation. The crisis complex we encounter today is the increasingly acute expression of its built-in tendency to destabilize itself.

Venons-en à la campagne électorale de 2016 : D’abord Trump : « La rhétorique de campagne de Trump a suggéré un nouveau bloc proto-hégémonique, que nous pouvons appeler populisme réactionnaire. Il semblait combiner une politique de reconnaissance hyperréactionnelle avec une politique populiste de distribution ». Ensuite Bernie Sanders : « Le bloc que Sanders envisageait, en revanche, était un populisme progressiste. »

Après l’élection de Trump, on voit bien que son positionnement hégémonique a changé. Fraser explique :

Far from governing as a reactionary populist, the new president activated the old bait and switch, abandoning the populist distributive policies his campaign had promised. (…) The appointment of yet another Goldman Sachs alumnus to the Treasury ensures that neoliberalism will continue where it counts. (…) Having abandoned the populist politics of distribution, Trump proceeded to double down on the reactionary politics of recognition.

Avec Trump, les Américains ont donc eu droit, non pas à un populisme réactionnaire, mais à un néolibéralisme hyperréactionnaire. Fraser nous prévient toutefois : « le néolibéralisme hyperréactionnaire de Trump ne constitue cependant pas un nouveau bloc hégémonique. Il est au contraire chaotique, instable et fragile. »

Dans les pages suivantes du livre, l’autrice fait la preuve que « neither a revived progressive neoliberalism nor a trumped-up hyperreactionary neoliberalism is a good candidate for political hegemony in the near future « car :

Neither can offer an authoritative picture of social reality, a narrative in which a broad spectrum of social actors can find themselves. Equally important, neither variant of neoliberalism can successfully resolve the objective system blockages that underlie our hegemonic crisis. Since both are in bed with global finance, neither can challenge financialization, deindustrialization, or corporate globalization. Neither can redress declining living standards, ballooning debt, climate change, “care deficits,” or intolerable stresses on community life. To (re)install either of those blocs in power is to ensure not just a continuation but an intensification of the current crisis.

Malheureusement pour nous, « en l’absence d’une hégémonie sûre, nous sommes confrontés à un interrègne instable et à la poursuite de la crise politique ». Et donc, de là le titre de son livre tiré d’une citation de Gramsci : « the old is dying and the new cannot be born; in this interregnum a great variety of morbid symptoms appear. »

La fin de son livre nous offre des pistes de solutions, des directions possibles, ce qu’elle appelle le « populisme progressif » :

Only an inclusive politics of recognition has a fighting chance of bringing those indispensable social forces into alliance with other sectors of the working and middle classes, including communities historically associated with manufacturing, mining, and construction. That leaves progressive populism as the likeliest candidate for a new counterhegemonic bloc. Combining egalitarian redistribution with nonhierarchical recognition, this option has at least a fighting chance of uniting the whole working class. (…) an alliance that also includes substantial segments of youth, the middle class, and the professional-managerial stratum. (…) Progressive populism could end up being transitional—a way station en route to some new postcapitalist form of society.

Sa conclusion est sans appel :

Whatever our uncertainty regarding the endpoint, one thing is clear: if we fail to pursue this option now, we will prolong the present interregnum. That means condemning working people of every persuasion and every color to mounting stress and declining health, to ballooning debt and overwork, to class apartheid and social insecurity. It means immersing them, too, in an ever vaster expanse of morbid symptoms—in hatreds born of resentment and expressed in scapegoating, in outbreaks of violence followed by bouts of repression, in a vicious dog-eat-dog world where solidarities contract to the vanishing point. To avoid that fate, we must break definitively both with neoliberal economics and with the various politics of recognition that have lately supported it—casting off not just exclusionary ethnonationalism but also liberal-meritocratic individualism. Only by joining a robustly egalitarian politics of distribution to a substantively inclusive, class-sensitive politics of recognition can we build a counterhegemonic bloc capable of leading us beyond the current crisis to a better world.

Bruno Latour : en route pour le Terrestre

Je termine la lecture de « Où atterrir ? » du grand philosophe français Bruno Latour. Le livre, publié en 2017 aux Éditions La Découverte, nous propose un nouvel axe politique pour remplacer « le Local » et « le Global » qui semblent s’opposer depuis plus d’une centaine d’années. J’ai adoré cet essai, qui m’a permis de mieux comprendre une partie de l’anxiété ambiante de la société en 2020. Il y a aussi des liens très intéressants sur la réinvention de la démocratie par les communs tels que prônés par Félix Stalder dans son livre récent.

Comme moi (voir mon premier billet), Latour a été aiguillonné par l’élection de Trump, ainsi que le Brexit, ce qui l’a amené à mettre sur papier ses plus récentes réflexions. Il en profite pour tenter de relier trois phénomènes : la dérégulation (dans le contexte d’une accélération de la globalisation), l’explosion des inégalités et la négation de l’existence de la mutation climatique.

À propos de la globalisation, il nous explique que c’est l’orientation privilégiée par les « Modernes », par les adeptes du « progrès » depuis la moitié du siècle dernier. C’est la terre promise. Toutefois, il remarque désormais (p. 13) la « nouvelle attirance pour les frontières » de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, deux des pays qui ont le plus prôné les bénéfices de la globalisation. « Le sol rêvé de la mondialisation commence à se dérober », écrit-il. De plus, lors de la conférence sur le climat COP21, les pays signataires « ont en même temps réalisé avec effroi que, s’ils allaient tous de l’avant selon les prévisions de leurs plans respectifs de modernisation, il n’existerait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement ». Donc, si nous continuons le plan de la globalisation, il n’y a pas de territoire assez grand pour loger le « Globe de la globalisation ». « La nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder », peut-on lire en page 19. Latour conclut (p. 15) : « Ou bien nous dénions l’existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir ».

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Avec l’arrivée de la Modernité, l’orientaion toute naturelle semblait être celle du Global, « synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable » (p. 39), et « ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local ». Nous partions vers le Global avec l’hypothèse que cela nous mènerait vers une mondialisation bénéfique, une « mondialisation-plus », mais (p. 43) « qu’arrive-t-il à ce système de coordonnées si la mondialisation-plus devient la mondialisation-moins. Si ce qui attirait vers soi avec la force de l’évidence (…) devient un repoussoir dont on sent confusément que seuls quelques-uns vont en profiter ? Inévitablement, le Local (…) va redevenir attirant. Mais voilà, ce n’est plus le même Local ». Il s’agit désormais d’un Local-moins, qui (p. 44) « promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques. Et voilà le drame : le local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins ».

Le philosophe nous rappelle (p. 21) que « le droit le plus élémentaire, c’est de sentir rassuré et protégé, surtout au moment où les anciennes protections sont en train de disparaître. (…) comment retisser des bords, des enveloppes, des protections. (…) Surtout, comment rassurer ceux qui ne voient d’autre salut que dans le rappel d’une identité nationale ou ethnique ». À la page 27, nous commençons à mieux comprendre l’ampleur du défi qui nous attend. Latour écrit :

Il faut bien se confronter à ce qui est littéralement un problème de dimension, d’échelle et de logement : la planète est bien trop étroite et limitée pour le Globe de la globalisation; elle est trop grande, infiniment trop grande, trop active, trop complexe, pour rester contenue dans les frontières étroites et limitées de quelque localité que ce soit. Nous sommes tous débordés deux fois : par le trop grand comme par le trop petit.

Latour écrit (p. 54) que c’est pour cela « que la politique s’est vidée de sa substance, qu’elle n’embraye plus sur rien, qu’elle n’a plus sens ni direction, qu’elle est devenue littéralement imbécile autant qu’impuissante (…) ni le Global ni le Local n’ont d’existence matérielle et durable ».

Pour mieux comprendre, il offre (p. 45) l’analogie suivante : « on se retrouve comme les passagers d’un avion qui aurait décollé pour le Global, auxquels le pilote a annoncé qu’il devait faire demi-tour parce qu’on ne peut plus atterrir sur cet aéroport, et qui entendent avec effroi que la piste de secours, le Local, est inaccessible elle aussi ». Il constate donc (p. 46) que « brusquement, tout se passe comme, si partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite ». Il faut donc rapidement identifier ce nouvel axe, ce nouvel attracteur.

Selon Latour, c’est curieusement l’élection de Donald Trump qui nous donne notre première piste pour identifier cet axe. En effet, le trumpisme fait comme si on pouvait fusionner l’attraction vers le Global et celui vers le Local, niant de même l’impossibilité d’existence entre les deux, un « horizon de celui qui n’appartient plus aux réalités d’une terre qui réagirait à ses actions. Pour la première fois, le climato-négationnisme définit l’orientation de la vie publique d’un pays » (p.48). Il s’agit d’une politique post-politique (p. 53) « littéralement sans objet puisqu’elle rejette le monde qu’elle prétend habiter ».

Latour appelle cet attracteur le « Hors-Sol » et propose que le nouvel attracteur souhaité se trouve à l’opposé de ce « Hors-Sol ». Il appelle celui-ci « Le Terrestre », un nouvel acteur-politique, « qui n’est plus le décor, l’arrière-scène, de l’action des humains » (p. 56). « Le Terrestre n’est pas encore une institution, mais il est déjà un acteur clairement du rôle politique attribué à la « nature » des Modernes » (p. 114).

« Le Terrestre tient à la terre et aussi au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu’il ne cadre avec aucune frontière, qu’il déborde toutes les identités écrit Bruno Latour à la page 72. Il nous explique aussi (p. 83) que le XXIe siècle sera « l’âge de la nouvelle question géo-sociale. » En page 105, on peut lire que :

La nouvelle articulation revient à dire que nous passons d’une analyse en termes de systèmes de production à une analyse en termes de systèmes d’engendrement. Les deux analyses différent d’abord par leur principe – la liberté pour l’un, la dépendance pour l’autre. Elles différent ensuite par le rôle donné à l’humain – central pour l’un, distribué pour l’autre.

C’est un des concepts clés du livre. Latour invite les humains à comprendre que nous ne sommes pas seuls sur la Terre. Tous les vivants la partagent. Et l’humain n’est plus au centre du système. À propos de la dépendance, Latour écrit (p. 107) que « dépendre vient d’abord limiter, puis compliquer, puis obliger à reprendre le projet d’émancipation pour finalement l’amplifier. Comme si l’on inversait, par une nouvelle pirouette dialectique, le projet hégélien » (lire mon billet récent sur la dialectique hégélienne).

Désormais (p. 111), « les terrestres ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister. C’est en dressant cette liste qu’ils dessinent leur terrain de vie. »

Pister les terrestres, c’est ajouter des conflits d’interprétation à propos de ce que sont, veulent, désirent ou peuvent tel ou tel agissant à ce que sont, veulent, désirent ou peuvent d’autres agissants – et cela vaut pour les ouvriers autant que pour les oiseaux du ciel, pour les golden-boys autant que pour les bactéries du sol, pour les forêts autant que pour les animaux. Que voulez-vous ? De quoi êtes-vous capables ? Avec qui êtes-vous prêts à cohabiter ? Qui peut vous menacer ?

Dans son texte Les nouveaux cahiers de doléances : À la recherche de l’hétéronomie politique (publié en mars 2019), Latour écrit que nous ne sommes plus dans une crise écologique. Nous sommes dans « une crise existentielle, une crise de subsistance ». Il faut désormais faire l’exercice de nommer les choses : « de quoi dépendons-nous pour subsister, comment représenter ces nouveaux territoires d’appartenance, quels sont nos alliés et nos adversaires ? »

Mais un grand défi nous attend. En effet, au niveau individuel, « les individus atomisés par l’extension du néolibéralisme sont vraiment, aujourd’hui, pour de vrai, des atomes sans aucun lien entre eux. Pis, les seuls liens qu’ils entretiennent sont ceux des réseaux sociaux, accélération formidable de l’atomisation. »

De plus, « il n’existe plus aucun collectif établi capable même de s’assembler pour rédiger un cahier commun voté à l’unanimité. Inutile d’attendre d’un découpage géographique ou administratif l’émergence d’une unité de parole un peu cohérente, comme avait pu l’être jadis une communauté villageoise ou une corporation de métier. »

Latour préconise une approche ascendante, similaire à celles des cahiers de doléances. Cela va nous aider à « faire éclater l’unanimité », « obliger à un engagement différencié » et « constituer des groupes distincts ». Et « c’est seulement plus tard, quand on aura pris conscience de l’entrelacement contradictoire de ces affaires, quand on aura recomposé la vue d’ensemble point par point, que l’on pourra commencer à aligner les revendications, définir des « plateformes électorales » et, pourquoi pas, voir émerger à nouveau des partis opposés capables de simplifier, de dramatiser, de concentrer les choix. » L’approche de Latour est vraiment adjacente à celle des communs comme envisagé par Félix Stalder (décrite dans ce billet).

Clairement, il y a du pain sur la planche. Il n’y aura pas de solution facile. Bruno Latour le sait et, dans « Où atterrir ? », il écrit (p. 116) que « le but de cet essai n’est certes pas de décevoir, mais on ne peut pas lui demander non plus vite que l’histoire en cours ».

Lectures/visionnements supplémentaires :

Les communs, meilleure façon de lutter contre une post-démocratie autoritaire ?

Une de mes théories préférées depuis une quinzaine d’années est que la culture internet qui, au départ était une culture plutôt marginale, une sous-culture, a fini par se répandre dans toute la population, amenant ainsi une nouvelle couche culturelle dans la société. Je mentionne souvent comme exemple notre désir actuel de tout personnaliser, un phénomène qui vient clairement de la culture numérique.

Dans le but de mieux comprendre cette intuition, je termine cette semaine le livre « The digital condition » du Dr Felix Stalder, théoricien des médias et professeur de culture numérique et de théorie des réseaux à la Zürich University of the Arts. Sortie en 2018, cette édition est la traduction en anglais de « Kultur der Digitalität » publiée en 2016. Martin Lessard, un ami et penseur du numérique de longue date, est celui qui m’a offert un exemplaire. D’ailleurs, n’est-ce pas génial ces ami(e)s qui vous offrent des livres qui vous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel on vit ? Enfin, je m’égare. Poursuivons.

Dans cet ouvrage, l’auteur tente de démontrer (ma traduction libre, comme toutes les phrases entre guillemets dans ce texte) que « la référentialité, la communauté et l’algorithmicité sont désormais les formes culturelles caractéristiques de la condition numérique » et que, à cause de cela, « les démocraties avancées sont confrontées à un choix profond: poursuivre leur longue glissade vers l’autoritarisme post-démocratique ou réinventer la démocratie pour la condition numérique. » Grosso modo, si je décode ses pensées, il dit que le monde numérique a une influence culturelle sur la société à travers trois grands axes et que celui-ci transforme l’espace politique. Il en résulte un impact sur nos modèles démocratiques classiques dont on doit tenir compte pour réinventer la démocratie au risque de la voir disparaître.

Pour comprendre la condition numérique, l’auteur nous explique d’abord ce qu’il veut dire par ses trois grands axes :

Référentialité

La référentialité, c’est l’acte de sélectionner des matériaux culturels existants et de les combiner pour créer, produire quelque chose de nouveau, créer du sens et se constituer. Ce phénomène émerge dans le contexte de masses ingérables de points de référence mobiles et sémantiquement ouverts. Tout ceci se déroule (p. 127) dans un environnement de « télécommunication omniprésente ». À la page 72, l’auteur nous donne un simple exemple de référentialité :

Avec chaque photo publiée sur Flickr, chaque gazouilli, chaque article de blogue, chaque article de forum et chaque mise à jour de statut, l’utilisateur [sélectionne et organise]; il ou elle communique aux autres: «Regardez par ici! Je pense que c’est important! » Bien sûr, le filtrage et l’attribution de sens n’ont rien de nouveau. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que ces processus ne sont plus menés principalement par des spécialistes des rédactions, des musées ou des archives, mais sont devenus des besoins quotidiens pour une grande partie de la population.

Stalder explique (p. 74) que la costumade (le « cosplay ») entre aussi dans ce concept et cite une analyse du Dr Nicolle Lamerichs : « La costumade est une forme d’appropriation qui transforme, actualise et interprète une histoire existante en lien étroit avec la propre identité du fan. »

II conclut sur la référentialité en écrivant (p.76) : « Dans une culture qui se manifeste dans une large mesure par la communication médiatisée, les gens doivent se constituer par de tels actes, ne serait-ce qu’en affichant des égoportraits (selfies). Ne pas le faire reviendrait à risquer l’invisibilité et à être oublié. »

Communauté

La communauté est un cadre de référence partagé collectivement par lequel le sens (ou les sens) peut être stabilisé, les pistes d’action possibles peuvent être déterminées et les ressources peuvent être mises à disposition. Cela a donné naissance à des formations communales qui génèrent des mondes autoréférentiels.

À la page 85, Stalder explique que « Les nouvelles formations communales sont des formes informelles d’organisation basées sur l’action volontaire. » Il ajoute (p. 88) que « dans toutes les nouvelles formations communales, chacun est censé représenter ses propres intérêts » et que cette « attente d’authenticité est pertinente car elle crée un minimum de confiance. » L’auteur nous apprend (p. 89) que les individus des sociétés occidentales « se définissent de moins en moins par leur famille, leur profession ou un autre collectif stable, mais plutôt de plus en plus en fonction de leurs réseaux sociaux personnels; c’est-à-dire selon les formations communales dans lesquelles ils sont actifs en tant qu’individus et dans lesquels ils sont perçus comme des personnes singulières. »

Il conclut en écrivant (p. 96) que les protocoles (des ensembles de règles communes) sont nécessaires dans les communautés « elles permettent aux acteurs de se rencontrer en face à face au lieu de nouer des relations hiérarchiques entre eux. » « Les protocoles sont à la fois volontaires et contraignants. »

Algorithmicité

L’algorithmicité se caractérise par des processus décisionnels automatisés qui réduisent et donnent forme à la surabondance d’informations, en extrayant les informations du volume de données produites par les machines. Ces informations extraites sont alors accessibles à la perception humaine et peuvent servir de base à une activité singulière et communautaire.

Stalder explique ce qu’est un algorithme, leur émergence et pourquoi ceux-ci sont déployés de plus en plus. Venant du monde de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle, je connaissais beaucoup de ces concepts. Par contre, j’ai bien aimé son point de vue à propos des plaintes que l’on entend souvent sur les algorithmes. À la page 144, il écrit : « le problème n’est pas les algorithmes eux-mêmes, mais plutôt le cadre capitaliste et post-démocratique spécifique dans lequel ils sont mis en œuvre. Ils ne deviennent un instrument de domination que lorsque les activités ouvertes et décentralisées sont transférées dans des structures fermées et centralisées dans lesquelles des pouvoirs de décision fondamentaux et étendus sont intégrés. » Citant le professeur de droit Frank Pasquale, on parle alors de société opaque (« black- box society »). Il ajoute (p. 167) que « les données ouvertes sont une condition préalable importante pour mettre en œuvre la puissance des algorithmes de manière démocratique. »

La politique

Le dernier chapitre du livre présente les réflexions de l’auteur à propos des impacts de la condition numérique sur le monde politique. Stalder identifie deux grands développements politiques opposés : la postdémocratie et les communs. Il ajoute (p. 127) : « La première s’oriente vers une société essentiellement autoritaire, tandis que la seconde s’oriente vers un renouveau radical de la démocratie en élargissant le champ de la décision collective » et que ceux-ci « mènent finalement à une nouvelle constellation politique au-delà de la démocratie représentative libérale. » Pour fin de compréhension, notez que le commun est (selon Wikipédia) « une ressource partagée, gérée, et maintenue collectivement par une communauté ».

Il explique au cours du chapitre que ce risque de postdémocratie émerge à cause de plusieurs facteurs comprenant notamment les gouvernements technocrates (qui misent sur l’efficacité plutôt que la démocratie), l’émergence des médias sociaux fermés et propriétaires qui centralisent les données et l’information (et favorisant ainsi la manipulation), et les algorithmes opaques.

Pour ce qui est des communs, Stalder explore trois différentes dimensions : « La première concerne les «ressources communes» (common pool resources); c’est-à-dire des biens qui peuvent être utilisés en commun. La deuxième dimension est que ces biens sont administrés par les « participants » (commoners); c’est-à-dire par les membres des communautés qui produisent, utilisent et cultivent les ressources. Troisièmement, cette activité donne lieu à des formes de «mise en commun» (commoning); c’est-à-dire aux pratiques, normes et institutions développées par les communautés elles-mêmes. »

Le commun n’est pas un nouveau concept, mais la condition numérique l’amène à un autre niveau. En effet, le commun (p. 153) « peut être organisé beaucoup plus efficacement avec les technologies numériques. Ainsi, l’idée de participation et d’organisation collectives au-delà des petits groupes n’est plus seulement une vision utopique. » En voici ses principales caractéristiques selon l’auteur :

  • Les communs « ne sont pas structurés par l’argent mais plutôt par la coopération sociale directe » (p. 152)
  • « ils sont également fondamentalement distincts des bureaucraties qui sont organisées selon des chaînes hiérarchiques de commandement. » (p. 152)
  • Une des dynamiques centrales des communs : il est normal que « quelqu’un prenne quelque chose pour son propre usage dans les ressources mises en commun, mais il est entendu que quelque chose d’autre sera créé qui, sous une forme ou une autre, refluera dans l’ensemble des ressources disponibles pour tous. » (p. 153)
  • « La communication sociale entre les membres est le moyen le plus important d’auto-organisation. Cette communication vise à parvenir à un consensus et à l’acceptation volontaire des règles négociées, car ce n’est que de cette manière qu’il est possible de maintenir le caractère volontaire de l’accord et de maintenir les contrôles internes au minimum. » (p. 153)
  • « L’économie n’est pas comprise comme un domaine indépendant qui fonctionne selon un ensemble différent de règles et avec des externalités, mais plutôt comme une facette d’un phénomène complexe et complet avec des dimensions commerciales, sociales, éthiques, écologiques et culturelles entrelacées. » (p. 154)
  • « Ceux qui contribuent le plus à la fourniture de ressources devraient également être en mesure de déterminer leur évolution future, ce qui représente une incitation importante pour ces membres à rester dans le groupe. » (p. 155)
  • « Il est nécessaire de contrôler le respect des règles au sein des biens communs et d’élaborer un système de sanctions échelonnées. » (p. 155)
  • « Dans tous les communs à succès, les relations sociales diverses, la confiance mutuelle et une culture commune jouent un rôle important en tant que conditions préalables à la résolution consensuelle des conflits. » (p. 160)
  • « Le don [d’argent] est compris comme une opportunité d’apporter une contribution sans avoir à investir beaucoup de temps dans le projet. Dans ce cas, le don d’argent n’est donc pas l’expression d’une charité mais plutôt d’un esprit communautaire; ce n’est qu’une des nombreuses façons de rester actif dans un commun. » (p. 165)
  • Le vote est rarement utilisé . Plutôt, « l’accent [est] mis sur la construction d’un consensus qui ne doit pas être parfait, mais simplement assez bon pour que la grande majorité de la communauté le reconnaisse (un «consensus approximatif», rough consensus). » (p. 166)
  • La transparence complète des processus internes

Felix Stalder termine son livre en nous offrant trois exemples de communs qui bénéficient et utilisent la condition numérique :

  • Le contrat social Debian, l’ensemble de principes qui gèrent la communauté Debian
  • La fondation Wikimedia, qui gère le site Wikipedia
  • Le récent mouvement citoyen en Allemagne qui proposait de « recommunaliser l’approvisionnement de base en eau et en énergie. Son objectif n’était pas simplement de déplacer la structure de propriété du privé au public. » L’intention était de réorienter les institutions pour qu’elles tiennent compte des facteurs démocratiques, écologiques et sociaux, en plus des critères économiques.

Ma conclusion

J’ai bien aimé cette lecture qui m’a permis d’analyser la condition numérique sous ses trois axes principaux. Je soupçonne qu’il y a en possiblement d’autres. Toutefois, la grande force du livre est de m’avoir présenté au concept des communs. Je pense qu’il y a certainement une véritable piste de réflexion pour redynamiser la démocratie. Par contre, le livre m’a laissé sur ma faim lorsqu’est venu le temps de creuser les exemples. Il va falloir que continue ma recherche dans ce domaine.

D’ailleurs, il semble que ce renouveau s’exprime d’abord à l’échelle des villes. J’ai croisé au cours des deux dernières semaines plusieurs articles encore non lus, mais qui alimenteront mes réflexions. Je vous laisse la liste ici si vous voulez poursuive ces lectures.

« Le municipalisme ou la commune au pouvoir » dans Le Monde du 7 février 2020

« « À nous la ville » – entretien avec Jonathan Durand folco

Les Communs, source de nouveaux usages ?

Le site « Politiques des communs – Cahier de propositions en contexte municipal »

Ce blogue fête son premier anniversaire

Il y a un an cette semaine, je lançais ce nouveau blogue, avec le désir d’explorer et de passer à travers les filtres de la philosophie les grands phénomènes de notre époque. L’exercice s’est avéré fort intéressant avec la publication de 118 billets. Voici les billets les plus lus:

1) probablement parce qu’il est en hyperlien sur la page d’accueil, le tout premier billet récolte la première position. « La nécessité d’écrire dans un monde complexe qui s’accélère » expliquait ma démarche.

2) publié le 13 mai 2019, « Dans un monde de bruit, le vide devient un symbole puissant », ce billet est en deuxième position. L’histoire d’un manifestant kazakh brandissant une affiche vide m’avait marqué.

3) un billet tout récent, publié la semaine dernière, occupe la 3ème place. « Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif » analyse le livre « La fin du courage » de la philosophe Cynthia Fleury.

4) En quatrième position, on retrouve un autre billet à propos de Cynthia Fleury. « on liquéfie littéralement le temps » offrait un extrait d’une intervention de la philosophe à l’émission Boomerang de France Inter.

5) Finalement, en cinquième position, « L’antidote à l’accélération selon Carlo Levi » propose une façon poétique d’échapper à l’accélération du monde moderne.

Je continuerai avec plaisir à écrire des billets cette année. Si jamais vous voulez vous abonner à mon blogue, vous trouverez le lien RSS ici : https://desequilibres.net/feed/

Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif

Il est de ces livres dont on sait, après lecture, qu’ils deviendront des classiques personnels, des livres de chevet auxquels on fera référence souvent, des livres lus au bon moment de notre vie. « La fin du courage » de la philosophe Cynthia Fleury est de ceux-là.

L’essai, publié en 2010 chez Fayard, aussi disponible chez Livre de poche offre une description prometteuse. Dans son ouvrage, « Cynthia Fleury rappelle qu’il n’y a pas de courage politique sans courage moral et montre avec brio comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif. »

Mais d’abord, avant de vous parler plus en détail de cet essai, un peu de contexte personnel qui expliquera ce qui m’a mené à vouloir le lire. Depuis une quinzaine d’années, on m’a souvent dit que j’étais « courageux ». Courageux en 2007 de quitter un bon emploi dans une grande entreprise pour lancer ma première startup, courageux en 2012 de quitter cette même jeune pousse, courageux en 2019 de prendre un congé sabbatique, et j’en passe. Chaque fois, ces décisions m’ont paru toutes naturelles, dans l’ordre des choses, réfléchies. La dissonance entre cette constatation externe et mon autoperception m’habite donc depuis un bout de temps. Puis, en décembre dernier, ma conjointe a pris position publiquement dans un dossier controversé. À cette occasion, je lui avais dit « je te trouve courageuse de le faire, je ne sais pas si, moi, je l’aurais fait. » Évidemment, tout cela contribuait à nourrir mon intérêt pour comprendre « le courage ».

Par un hasard merveilleux, la même semaine, le journal Le Monde a publié une discussion entre Cynthia Fleury et l’actrice Isabelle Adjani dans le cadre d’une adaptation théâtrale de « La fin du courage ». La comédienne y tient le propos suivant : « ce livre revalorise le courage, tout comme j’ai attendu, des années durant, que la bienveillance et la gentillesse, qualifiées de faiblesses ou de niaiseries bien-pensantes, le soient également. Reconnaître la difficulté d’avoir du courage, ça m’a aidée à en trouver. ». Étant bien disposé à y voir plus clair sur le courage, je me suis donc procuré le livre. Le livre est séparé en deux sections : « morale du courage » et « politique du courage ». En voici donc les extraits qui ont retenu mon attention.

Morale du courage

Dans la première partie, Fleury nous explique d’abord (p.15) que « nos époques sont celles de la disparition et de l’instrumentation du courage » et que cela menace les démocraties et les individus. Elle nous invite à réfléchir à la reformulation d’une théorie du courage et nous rappelle « qu’il n’y a pas de courage politique sans courage moral ». À la page 53, elle explique que « la fin du courage politique ou moral signe l’émergence du ça pulsionnel, infantile, non distancié d’avec soi-même et producteur des barbaries les plus triviales et assourdissantes ». Ça vous rappelle certains de nos politiques modernes ?

Grâce au décodage du philosophe italien Giorgio Agamben (à travers sa formidable plaquette « Qu’est-ce que le contemporain »), on apprend (p. 16-17) que le courageux « perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde » et a une « singulière relation » avec son propre temps.

À la page 18, la philosophe nous exhorte à « comprendre ce qui est susceptible d’inhiber ce courage et d’apprendre à calculer le prix du non-courage ». Elle ajoute (p. 24) qu’il « existe un chemin qui n’est pas celui du renoncement » : il s’agit du « refus des simulacres ». Aux pages 58 et 59, citant le philosophe allemand Axel Honneth, on apprend que le vingtième siècle a laissé place à un hyperindividualisme se donnant en spectacle et que si l’hyperactivité de l’individu « donne l’impression d’une visibilité, il n’en demeure pas moins que cette dernière est un leurre et que s’organise sournoisement son invisibilité sociale ». D’ailleurs, j’ai souvent souligné l’abondance de simulacres et mises en scène dans la société. À la page 27, l’autrice enchérit avec cette phrase choc : « on voudrait donner du sens au réel. Mais le réel seul donnera du sens aux choses ».

« Regarder extrêmement les choses, les circonscrire, les définir, fait partie de l’acte courageux. Pour un intellectuel qui veut s’inscrire dans son époque, ce sera une obligation. L’engagement de voir juste » apprend-on à la page 29. Une des tâches du courageux (p. 76) sera de « mesurer l’intervalle et la non-réciprocité entre le droit et la loi ». Pages 32 et 45, c’est le philosophe français Vladimir Jankélévitch qui nous aide à décoder le courage : « les courageux, comme les justes, ont l’art de commencer. L’art de commencer au sens où … le courage relève de la décision pure, celle qui fait origine ». Maxime redoutable de Jankélévitch : «Cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui dois la faire ». Fleury développe un peu plus sur la temporalité et écrit (p. 41) : « le courageux est celui qui comprend que le cogito moral se pratique séance tenante. Seule temporalité viable, le présent. Cela se passe ici et maintenant. C’est là une autre manière de vivre l’instant présent ».

Une théorie collective du courage

À partir de la page 48 jusqu’à la page 51, l’autrice développe sa théorie collective du courage, un des point culminants du livre. « C’est en faisant rupture avec autrui que je crée l’irréductible en moi. Le courageux est souvent seul face au reste des hommes. (…) En ce sens, la foule est sauvée par la mise en demeure de certains individus acculés par eux-mêmes au courage. (…) Ensuite, il est vrai que chacun peut réaliser l’opération pour soi-même. Preuve que le souci de soi sauve les collectifs et maintient le lien social. Preuve qu’être courageux est le plus sûr moyen, au final, de faire le lien avec l’autre. (…) Pour cette raison, chacun, pour sauver la cité, doit être son propre chef. (…) Si chacun prend sur soi d’être courageux, si chacun assume l’injonction, alors la cité cesse d’être ce lieu où chacun délègue à l’autre ce qu’il doit faire. Une fuite de la morale. Et la politique devient au contraire le lieu même où cesse la fuite ».

Épistémologie du courage

À la page 55, la philosophe discute de l’épistémologie du courage : « Être courageux, c’est nécessairement faire rupture, sortir du rang, se rendre visible par l’effort que l’on produit. Être exceptionnel, et d’une certaine manière affilier son être à cette exception. C’est aussi (…) résister à un ordre qu’on trouve inopérant et/ou injuste. (…) Et plus particulièrement, c’est-à-dire pour un individu, c’est souvent de refuser la situation dans laquelle on se sent contraint. (…) C’est alors refuser la procédure d’invisibilité dans laquelle les autres veulent me contraindre à rester. Refuser cet anonymat, ce qui fera de moi un interchangeable à instrumenter. ». Le courage (p.73) permet la construction d’ «un récit personnel et collectif, susceptible d’être mimésis pour d’autres ». Le courageux (p.80) possède « un refus total du cynisme. Non pas la joie, mais le refus vaillant du désespoir. Et peut-être est-ce là déjà une joie ? » Page 102 : « Le courageux se situe ainsi du côté de l’optimisme bergsonien. Cet optimisme peut sembler une provocation. Ou alors un manquement à l’intelligence. Mais c’est plutôt le signe d’une détermination à agir ». On apprend (p. 84-85) que l’un des piliers du courage est l’imaginatio vera (l’imagination vraie), « le pouvoir de ceux qui inventent le réel, qui font surgir l’événement. (…) La gageure de l’imaginatio vera : inventer le réel sans le fuir. L’orienter. (…) Lui conférer un sens. »

À l’inverse (p. 184), « sous le populiste sommeille souvent le réactionnaire aimant dénoncer toute sorte de déclin (…) On accuse l’intelligence du siècle pour mieux lui retirer ses privilèges ». Et citant Victor Hugo : « Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et déshonorer le siècle où l’on vit. : Érasme a appelé le seizième siècle l’excrément du temps, fex temporum; Bossuet a qualifié ainsi le dix-septième siècle: temps mauvais et petit; Rousseau a flétri le dix-huitième siècle en ces termes: cette grande pourriture où nous vivons. La postérité a donné tort à ces esprits illustres. »

Politique du courage

Dans cette seconde section, Cynthia Fleury pose une question clé : « comment refonder une théorie politique du courage qui ne serait pas son instrumentation politique ? » En effet, les politiques aujourd’hui revendiquent leur courage, propose « rupture et parler-vrai », mais ce n’est qu’en fait une « mise en scène de la non-exemplarité politique ». La philosophe craint (p. 116) que « la démocratie ne résistera pas à la fin du courage ».

Elle diagnostique (p. 124) : « Inutile (…) d’accuser la communication de tous les maux postculturels. Au fondement même de la politique, il y a la communication. » Le problème est de lui substituer « celle du spectacle ». « Plaire et divertir devient pour le leader le plus sûr moyen de ne rien partager de son pouvoir. En se faisant leader de fiction, metteur en scène attitré des citoyens, le chef de l’État cherche moins à communiquer qu’à confisquer. Derrière l’hypercommunication, le manque de transparence sur l’action politique demeure. Et derrière l’histrion, l’autocrate sommeille. (…) À pratiquer l’histrionisme politique, le Chef d’état s’éloigne du courage politique et ne fait que réaliser « toujours plus de la même chose ». Son agitation est la plus sûre filiation avec ses prédécesseurs ».

Le pacte parrèsisatique du courage

Pour se sortir de cette impasse, Cynthia Fleury, s’inspirant du philosophe français Michel Foucault, propose la mise en place d’un pacte parrèsisatique. La parrêsía est la liberté de langage, la liberté d’expression, la franchise. Le pacte implique (p. 135) que « si le parrèsiaste montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, celui auquel cette parrêsia est adressée devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité ». La parrêsia est donc « le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend ». Mais il y a des conditions de succès (p. 136 et 137) : « cela inscrit nécessairement la démocratie dans un espace éthique où la théorie morale est une doctrine de la reconnaissance et de la dignité, où l’autre joue un rôle déterminant.» Il ne faut pas séparer « les notions d’obligations de celles de coopération et de confiance». Bref, « la recherche d’un équilibre entre le souci de soi et le souci des autres». « La démocratie poserait alors le souci, la sollicitude, comme points élémentaires de la structuration du sujet». Tout cela placera la démocratie « du côté des espaces politiques résilients ou susceptibles de créer de la résilience ». De façon intéressante, cela rejoint un des principes directeurs de l’agilité moderne en entreprise : faire de la sûreté (ou de la bienveillance) un prérequis (Make Safety a Prerequisite).

Pour amplifier ses effets dans la société, l’autrice propose (p. 150) de « pratiquer la parrêsia politique, philosophique ou démocratique dans des espaces non expressément dévolus à cela, mais susceptibles de lui assurer une efficacité et une pérennité. On pense à l’espace formé par les médias, et notamment les médiacultures, comme à celui des associations civiles. » Mais une politique adulte, la rénovation de l’espace politique démocratique « passera nécessairement par la confrontation avec le dire vrai», par « une épistémologie du courage » et par « une éducation au courage ». Le simple citoyen doit (p. 166) « pouvoir transformer sa parole – simple opinion – en plaidoyer civil. D’où des leçons d’advocacy à pouvoir ». Il faut (p. 169) « que cette parole, si intelligente soit-elle, soit légitime et légitimée à parler ».

Ma conclusion

Ce que j’ai trouvé fantastique dans ce livre, c’est que je suis entré dans sa lecture en pensant trouver une réponse bien individuelle, mais qu’en fait, j’ai trouvé des pistes de solutions pour arrêter l’érosion démocratique dans nos sociétés modernes, situation qui me turlupine depuis un moment. Cet essai m’a donné envie de m’impliquer encore plus dans la cité, en tant qu’intellectuel. Du point de vue personnel, ai-je trouvé réponse à la question « pourquoi suis-je régulièrement perçu comme courageux » ? J’ai des pistes de réponses, je crois, mais il est trop tard pour faire une analyse complète. Je devrai y revenir.

“The earth has a soul: Carl Jung on Nature, Technology & Modern Life”: a book review

[Note de l’auteur : j’ai publié ce texte en anglais dans le cadre d’un club de livres que j’ai joint récemment (sous la suggestion de l’amie Debbie Rouleau). Il s’agit d’une critique personnelle du livre « The earth has a soul: C. G. Jung on Nature, Technology & Modern Life ». Cet ouvrage, publié en 2002 chez North Atlantic Books, présente des extraits des ouvrages, lettres et séminaires du Carl Jung (1875-1961), tous liés à ses diverses réflexions sur la nature et la technologie.]

“The earth has a soul: C. G. Jung on Nature, Technology & Modern Life” presents excerpts from Carl Jung’s (1875-1961) books, letters, and seminars, all related to his various thoughts on nature and technology.

Let me preface the reflections that follow by saying that, a) I’m a big fan of Freudian psychoanalysis (especially the core tenet that “unconscious material can be found in dreams”) and b) the impact of technology on society has been one of my favorite topics over the last three years. I also have very limited exposure to Jung’s writings. Because of that, I was looking forward to reading this book. Maybe because my expectations were high, I ended up being disappointed with it. Let me first share what bothered me and we’ll get into insights in the second part of the review.

The lows:

I think one of the main problems with the book is that these excerpts don’t tell a completely cohesive story. There’s a lot of repetition, it sometimes feels disjointed and because of that, now and then, you get the impression Jung is ranting. For that, I don’t blame Jung, I fault the editor. I would much have preferred a book that analyzed Jung’s thoughts, provided context to the reader, instead of extracts from his work. For example, Scientism (“the promotion of science as the best or only objective means by which society should determine normative and epistemological values”) was a very prevalent school of thought in the late 1800s, early 1900s, in the zeitgeist when Jung was coming of age. After the invention of the atomic bomb and its use in Japan in 1945, no wonder he feels disillusioned about science. The introduction (p. 11) quotes him as saying “The more successful we become in science and technology, the more diabolical are the uses to which we put our inventions and discoveries”.

Jung’s interpretation of Nature sometimes veers into a religious fervor. In the introduction (p. 3), the editor writes “At times, Jung capitalized the word nature, as if to convey his respect for it as a divinity”. As an atheist, this reasoning turned me off. But then, he also equated Nature with instinct and won me back (see insights section below). This to-and-fro movement reminded me of Dutch philosopher Baruch Spinoza (1632-1677). Spinoza viewed God and Nature as two names for the same reality. By the way, I had the same reaction reading Spinoza’s writings.

His cynicism about politics (p. 167): “I am uninterested in politics because I am convinced that 99 percent of politics are mere symptoms and anything but a cure for social evils. About 50 percent of politics is definitely obnoxious inasmuch as it poisons the utterly incompetent mind of the masses”. As a believer in democracy and politics, I was reminded of Winston Churchill’s quote from 1947: “No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed, it has been said that democracy is the worst form of government except all those other forms that have been tried from time to time.”

His call for individualism (p. 167): “There is only one remedy for the leveling effect of all collective measures, and that is to emphasize and increase the value of the individual.”. As a believer in social democracy and making sure no one gets left behind, I don’t think focusing society even more on the individual would lead to a more humane world.

Finally, the two sections portraying Jung’s travels in New Mexico and Africa (pages 42-62) were sometimes new-agey and made me cringe. I don’t think they added much to the book and felt dated.

The highs:

The book is not without its share of powerful insights. In my personal opinion, here are those that are key and memorable.

On instinct:

This is one of my main takeaways from the book. The editor summarizes it well (p.195) “our evolutionary task is not to return to Nature regressively, but to retain the level of consciousness we have attained and then enrich it with experience of this primordial foundation upon which it rests. »

As a technology entrepreneur, you’re often told that every decision needs to be data-driven, but I believe it leaves out the instinctual, the intuitive and the human side of the business. Professor Henry Mintzberg from McGill University in Montreal, Canada “believes that business schools, management programs, and business leaders are too obsessed with numbers, data, and making the process of management a science (vs. an art). As a proponent of action learning and making decisions based on insights acquired from one’s own challenges and experience, Mintzberg believes there is value business leaders also making intuitive-inspired decisions”

Jung writes (p. 15) that “civilized man … is in danger of losing all contact with the world of instinct”. We need to understand our instinctual base. He adds (p. 14) that “no man lives within his own psychic sphere like a snail in its shell, separated from everybody else, but is connected with his fellow-men by his unconscious humanity” and that “instinct is nature and seeks to perpetuate nature, whereas consciousness can only seek culture or its denial.”(p. 73)

But, at times, I felt frustrated by the lack of description of what those core instincts are. He writes (p.73) “age-old convictions and customs are always deeply rooted in the instincts”, but provides no further instructions. On page 174, he adds: “we need more psychology, we need more understanding of human nature, because the only real danger that exists is man himself. (…) We know nothing of man, far too little. His psyche should be studied, because we are the origin of all coming evil”. He also talks about archetypes (p. 198) as being “the hidden foundations of the conscious mind”, but he doesn’t share what those archetypes are! I wanted to yell: “you’re Carl Jung, you’ve probably treated thousands of patients in your lifetime. Please share with us the common elements of instinct and psyche, and archetypes you’ve seen in your career.” I would have loved to read about that.

On technology’s impacts:

Jung makes a case to better understand the impacts of technology. As someone who has been working in machine learning and artificial intelligence, I’m well aware of this and it is an important message. On page 153, he writes “Considered on its own merits, as a legitimate human activity, technology is neither good nor bad, neither harmful nor harmless. Whether it be used for good or ill depends entirely on man’s own attitude, which in turn depends on technology.”

He also recommends that we use philosophy as a tool to help us (p. 153): “In my practice I have observed how engineers, in particular, very often developed philosophical interests, and this is an uncommonly sound reaction and mode of compensation. For this reason I have always recommended the institution of Humanistic Faculties at the Federal Polytechnic, to remind students that at least such things exist, so that they can come back to them if ever they should feel a need for them in later life.” British philosopher Keith Frankish agrees and recently tweeted that “we’re on the verge of a golden age of philosophy (…) philosophy is what you do to a problem until it’s clear enough to solve it by doing science. More generally, we might say that it’s thinking about things we’re not sure how to think about — trying to establish a theoretical framework within which we can work. Now, there is a very important subject which we’re not yet sure how to think about but which we shall have to think about urgently in the coming decades. It’s artificial intelligence.”

Jung is quite critical of noise and explains why (p. 159): “The dark side of the picture is that we wouldn’t have noise if we didn’t secretly want it. (…) If there were silence, their fear would make people reflect, and there’s no knowing what might then come to consciousness”. He adds (p.160) that “modern noise is an integral component of modern civilization which is predominantly extroverted and abhors all inwardness”. Given that we’re now generating an extreme amount of data and content using our technological tools, what I would call modern noise, we’re at the point where we can’t make sense of the signal anymore. Even though we’re now feeling overwhelmed, I liked this analysis that, in fact, maybe we’re happy that we’re surrounded by all this noise.

Finally, and rightly so, Jung further criticizes time-saving technology and writes (p. 139) that they “do not, paradoxically enough, save us time but merely cram our time so full that we don’t have time for anything”. If you want to explore this concept of “lack of time” in modern society, I strongly recommend reading Hartmut Rosa’s Social Acceleration.

On reconnecting to the environment, to nature. 

Jung might help to explain why many people don’t understand the negative impacts of the climate and natural crisis facing the earth, maybe the biggest challenge of our generation. The book first tells us (p. 79) that “Jung believed the loss of emotional participation in Nature has resulted in a sense of cosmic and social isolation.” Then, Jung warns us about feeling superior to nature (p. 126): “Western man has no need of more superiority over nature, whether outside or inside. He has both in almost devilish perfection. What he lacks is conscious recognition of his inferiority to nature around him and within him. He must learn that he may not do exactly as he wills. If he does not learn this, his own nature will destroy him.” He adds (p. 12) that “the idea that man alone possesses the primacy of reason is antiquated twaddle. I have even found that men are far more irrational than animals”. On a side note, I think we can blame famous philosopher René Descartes (1596-1650) for this as he “denied that animals had reason or intelligence.”

He finally tells us (p. 207) that “trees cannot be without animals, nor animals without plants, and perhaps animals cannot be without man, and man cannot be without animals and plants—and so on. The whole thing is one tissue and so no wonder that all the parts function together, as the cells in our bodies function together, because they are of the same living continuum”

While reading the book, Jung’s thoughts about nature and animals reminded me of the beautiful Hayao Miyazaki movie “Princess Mononoke” where « supernatural forces of destruction are unleashed by humans greedily consuming natural resources ». It also made me wonder if Japanese culture is closer to nature than the North American one.

On the importance of dreams:

At the beginning of this review, I mentioned I was an advocate of using dreams to better understand ourselves. “The dream is a hidden door to the innermost recesses of the soul” writes Jung (p. 18) but he cautions us about following them literally (p. 19). Jung posits (p. 80) that the enormous loss of connection with nature is compensated by the symbols of our dreams. On page 76, he says “we always forget that our consciousness is only a surface, our consciousness is the avant-garde of our psychological existence. Our head is only one end, but behind our consciousness is a long historical ‘tail’ of hesitations and weaknesses and complexes and prejudices and inheritances”.  Finally, he suggests (p. 188) that using dreams might help to better understand ourselves: “your dreams are an expression of your inner life”.

On the importance of history:

I like to return to history to try to make sense of our present time, but it’s not a tool that I see used very often. Jung seems to agree and writes (p. 71) that “consciousness today has grown enormously in breadth and extent, but unfortunately only in the spatial dimension and not in the temporal, otherwise we should have a much more living sense of history”.

On the popularity of fantasy fiction:

Talking about one of the consequences of our disconnection with nature, Carl Jung writes (p. 80) about fantastic creatures: “Nowadays, talking of ghosts and other numinous figures is no longer the same as conjuring them up. We have ceased to believe in magical formulas; … ; and our world seems to be disinfected of all such superstitious numina as witches, warlocks, and worricows, to say nothing of werewolves, vampires, bush-souls, and all the other bizarre beings that populated the primeval forest.” If you follow the book publishing industry, you’re probably aware that “sales in the genres of science fiction and fantasy have doubled since 2010”. Maybe Jung’s theory explains our current collective appetite for this genre.

L’oeuvre de George Orwell est encore d’une grande actualité

Superbe article de fond sur l’écrivain George Orwell dans le journal Le Monde du 17 janvier 2020. Sous le titre « Comment George Orwell est devenu un penseur visionnaire et iconique du XXIe siècle », le journaliste Nicolas Truong nous explique la pertinence de l’auteur à travers l’histoire de sa vie et des analyses de ses différents romans, articles et essais. La conclusion est un appel fort, sans détour :

George Orwell
Wikipedia

Plébiscitée et statufiée, mais encore largement méconnue, l’œuvre de George Orwell reste malgré tout d’une grande actualité. Elle invite surtout à faire vivre l’esprit critique, comme il le fit à l’égard de son camp dont il ne cessa de brocarder les facilités de pensée. Elle invite aussi les intellectuels et les journalistes à sortir de l’entre-soi. A l’heure où le séparatisme social s’est particulièrement intensifié, elle affirme avec constance que « rendre les gens conscients de ce qui se passe en dehors de leur propre petit cercle » demeure l’« un des principaux problèmes de notre temps »

À l’heure où les bulles de filtre sont très répandues, ce message est critique. Ces bulles nous mettent en « état d’isolement intellectuel et culturel » à cause des fonctionnalités de personnalisation souvent mises en place à notre insu. Sortir de ces bulles, embrasser l’altérité, devient de plus en plus difficile. Et on comprend encore mieux le message d’Hannah Arendt sur l’héroïsme (voir mon billet d’hier) qui écrivait qu’« il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer. »

Le héros selon Hannah Arendt

Je lis actuellement le livre « Condition de l’homme moderne » de la grande philosophe allemande Hannah Arendt. Publié en 1958, Arendt souhaite, avec ce livre, « redonner une place de choix à la vita activa alors que la tradition philosophique l’a historiquement reléguée au second rang derrière la vita contemplativa. Cela a eu pour conséquence de passer sous silence les différentes activités de la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action ». Comme l’écrit Horst Mewes, Hannah Arendt « valorise et encourage l’action publique comme le mode le plus pur et peut-être le plus authentique de la liberté humaine. »

Dans son chapitre sur l’action, Arendt explique ce qu’est un héros selon elle :

Source :
American Memory
[Public domain]

Le héros que dévoile l’histoire n’a pas besoin de qualités héroïques. Le mot héros à l’origine, c’est-à-dire chez Homère, n’est qu’un nom donné à chacun des hommes libres qui ont pris part à l’épopée troyenne et de qui l’on peut conter une histoire. L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous jugeons indispensable au héros, se trouve déjà présente dans le consentement à agir et à parler, à s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi. Et ce courage n’est pas nécessairement, ni même principalement, lié à l’acceptation des conséquences ; il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer.

Après quelques lectures analytiques sur Hannah Arendt, je pense qu’on peut décoder ce paragraphe comme étant un appel à l’implication du citoyen(ne) dans la Cité, notamment l’implication politique. Et vous, comment décryptez-vous ce passage ?

La définition originelle de vie privée

Suite de la lecture de « Condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt [1906-1975], à la page 76, on y retrouve un détail intéressant sur l’origine de l’expression « vie privée ». Explications d’Hannah Arendt :

Dans la pensée antique tout tenait dans le caractère privatif du privé, comme l’indique le mot lui-même ; cela signifiait que l’on était littéralement privé de quelque chose, à savoir de facultés les plus hautes et les plus humaines. L’homme qui n’avait plus d’autre vie que privée, celui qui, esclave, n’avait pas droit au domaine public, ou barbare, n’avait pas su fonder ce domaine, cet homme n’était pas pleinement humain. Quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé. Toutefois, ce qui paraît plus important encore, c’est que de nos jours le privé s’oppose au moins aussi nettement au domaine social (inconnu des Anciens qui voyaient dans son contenu une affaire privée) qu’au domaine politique proprement dit. Événement historique décisif : on découvrit que le privé au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement, plus authentiquement lié.

Pour encore plus clarifier les pensées de la philosophe allemande, ajoutons ces réflexions de Favilla sur le site du journal « Les Echos » :

Alors que, de nos jours, la vie privée est le lieu par excellence de la liberté et de l’individualité, les Grecs considéraient, à l’inverse, la vie privée comme le domaine de la contrainte et du conformisme tandis que seule la vie politique permettait l’affirmation de l’individu en toute liberté.

Il faut dire que, chez les Grecs, tout ce qui concernait la gestion de la survie et la production des richesses était du domaine privé, affaire de famille. Ainsi libéré des soucis matériels, le citoyen pouvait se consacrer à la politique, réservée à l’expression des grands projets et à la construction du futur. 

Avec tous les débats actuels sur la vie privée, notamment causés par les abus des grandes sociétés technologiques, on est aujourd’hui bien loin de cette définition des Grecs. Le rêve de l’agora moderne, cette composante essentielle de la démocratie dans la cité, qui aurait pu atteindre des niveaux jamais vus grâce aux médias sociaux, n’est plus. Le modèle d’affaires basé sur la publicité et sur le microciblage l’a tué. La vie privée moderne nous semble aujourd’hui beaucoup plus attrayante que la vie publique, que la vie politique. À ce sujet, je note le commentaire de l’ami Clément Laberge dans un billet hier :

Mais j’ai l’impression que c’est devenu trop dur d’avoir du fun dans cette politique-là. Trop de trop vite, trop à peu près, tout le temps. Pas d’espace ni de temps pour respirer. Encore moins pour réfléchir. Il faut toujours faire ce qu’on peut tout en sachant que ce sera trop peu… et tout ça sous l’impitoyable jugement des médias sociaux.

Clément mentionne ce phénomène d’accélération (traité maintes fois dans ce blogue) qui nuit particulièrement à politique, car celle-ci se déroule dans le temps long. Je pense tout de même que, tel le phénix, le rêve originel des médias sociaux, celui d’outil catalyseur de conversation constructive et de grande démocratie, renaîtra des cendres de cette première vague. Quelle forme cela prendra-t-il ? J’ai des pistes de réflexion, mais ce n’est pas tout à fait clair. Par contre, je sais que, déjà, des créateurs et créatrices y réfléchissent et je vous garantis dès aujourd’hui que ça ne ressemblera pas à Facebook.

En 1750, Jean-Jacques Rousseau pestait contre le progrès

Lecture cette semaine du livre « Du contrat social » du philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau [1712-1778]. Le livre publié en 1762 est, selon sa page Wikipédia, « un des textes majeurs de la philosophie politique et sociale, affirmant le principe de souveraineté du peuple appuyé sur les notions de liberté, d’égalité, et de volonté générale. »

En avant-propos de l’édition que je possède (publiée en 1953 par Larousse), on trouve une notice biographique écrite par la professeure de philosophie Madeleine Le Bras. Elle nous rappelle la chose suivante :

Dès 1750, dans son Discours sur les sciences et les arts, Rousseau part en guerre contre la civilisation. Il l’estime corrompue, et soutient que nos progrès sont la cause de nos malheurs. La sagesse serait de retourner à l’ « état de nature », qui, seul, permet le bonheur.

La page Wikipédia de cet autre livre nous rappelle que « selon Rousseau, les sciences et les arts n’ont fait que corrompre les mœurs et camoufler le joug des tyrans en occupant les hommes à des futilités et leur faisant oublier leur servitude.». Par contre, Rousseau « attaque le raffinement et l’affinement des hommes habitués aux sciences et aux arts, et leur oppose une image d’hommes vigoureux et guerriers. »

À notre époque, nous entendons beaucoup de commentaires négatifs contre la technologie (symbole moderne du « progrès »). Il est tout de même bon de se rappeler que ce genre de commentaires ne datent pas d’hier. Et soulignons aussi que la préférence « guerriers » (vs les arts/la science) de Rousseau parait très datée, presque inexplicable aujourd’hui.