Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase d’obscurantisme ?

Nous vivons à une époque qui, par moment, peut sembler bien sombre intellectuellement. Propagation de fausses informations et des théories de conspiration, déni de la science sur plusieurs sujets tels que les changements climatiques ou les vaccins, abus du mensonge et de la mise en scène, élections de membres d’une extrême-droite fascisante dans plusieurs pays, censure, surabondance d’algorithmes tentant de nous influencer. Ce sont tous des exemples qui laissent penser que nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’obscurantisme.

L’obscurantiste « prône et défend une attitude de négation du savoir. Il refuse de reconnaître pour vraies des choses démontrées. Il pose des restrictions dans la diffusion de connaissances. Il est contre la propagation de nouvelles théories. »

D’ailleurs, en 1999, le sociologue français Pierre Bourdieu [1930-2002] nous prévenait : « L’obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison. Là devant, on ne peut pas se taire. »

L’histoire peut-elle nous aider à lutter contre cette nouvelle vague d’obscurantisme ? Probablement. Au dix-huitième siècle, « des philosophes et des intellectuels encouragent la science par l’échange intellectuel, s’opposant à la superstition, à l’intolérance et aux abus des Églises et des États. » Il s’agit du siècle des Lumières, période inaugurale de la « modernité ».

En 1759, le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau [1712-1778], dans « Discours sur les sciences et les arts », écrivait :

C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé; s’élever au-dessus de lui-même, s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l’univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin.

Quelques années plus tard, dans un texte fondamental intitulé Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?), le philosophe allemand Emmanuel Kant [1724-1804] nous explique « les Lumières » :

Emmanuel Kant (tableau du xviiie siècle).

“Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.”

Comme analysait le philosophe français Michel Foucault [1926-1984], « Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d’en être les acteurs volontaires. »

Mon texte « Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif » publié il y a quelques jours parlait de courage et d’action volontaire. Serait-ce une matrice pour lutter contre l’obscurantisme et ouvrir ainsi une nouvelle ère de Lumières ?