Un certain éclairage sur le cyberharcèlement de groupe

Dans Le Monde du 13 septembre, article de fond sur le harcèlement de groupe qui se déploie à la suite d’« un selfie inopportun ou un tweet malheureux ». L’article cite plusieurs exemples où des individus, ayant partagé du contenu abject ou de très mauvais goût, ont subi les foudres d’internet. Je conserve les deux extraits suivants :

La rumeur, les lâchetés, les excès ne sont pas nés avec les réseaux sociaux mais l’indignation, même lorsqu’elle est justifiée, y est tellement amplifiée, jusqu’à la saturation, qu’elle en devient abjecte. « Le lien entre toutes ces affaires, c’est le médium, observe Pauline Escande-Gauquié, sémiologue et coauteure de Monstres 2.0 : L’autre visage des réseaux sociaux (Ed. François Bourin, 2018). Les réseaux sociaux amènent à plus de débordements parce que n’importe qui peut prendre la parole, n’importe quand, de n’importe où et éventuellement, sous pseudo. Derrière une identité factice, il y a moins de censure, moins de surmoi. »

(…)

les conséquences ne sont pas que virtuelles. « En ciblant notre réputation, on peut penser qu’il s’agit d’un acte plus léger qu’une agression sur le corps. On se permet ce qu’on ne permettrait pas sur le corps. Mais humilier l’ego social, c’est blesser l’autre profondément », poursuit Gloria Origgi [philosophe et auteure de La Réputation. Qui dit quoi de qui (PUF, 2015)]

Je retiens plusieurs choses de cette analyse. D’abord (et ça, on le savait déjà), les outils numériques servent d’amplificateurs. Ensuite, l’indignation se retrouvant amplifiée, cela amène débordements et même violence. Donc, conséquences possiblement démesurées eu égard à la faute originelle. Finalement, le pseudonymat sur internet encourage ce déchaînement.

Assiste-t-on à un retour de la violence physique ?

Comme je le mentionnais dans le premier billet de ce blogue, le sujet de la violence économique et sociale m’intéresse beaucoup dans ma grille d’analyse du monde actuel. Et malgré la thèse de 2011 du psychologue Steven Pinker qui tente de démontrer que la violence physique a diminué sur plusieurs échelles, il semble bien que l’on assiste tout de même à une certaine résurgence de celle-ci. Camille Cabanes, dans le plus récent numéro du Nouveau Magazine Littéraire, explique :

Aujourd’hui, en Russie, au Soudan ou à Hong Kong, les mouvements sociaux se transforment en affrontements sanglants. En France, alors que les médias interrogeaient les gilets jaunes pour savoir s’ils condamnaient les débordements, ceux-ci leur répondaient en dénonçant les violences sociales et la réponse policière du gouvernement. 

À ceux qui voudraient en savoir plus, l’article recommande deux nouvelles publications à ce sujet :

Parmi mes lectures récentes à ce sujet, j’aimerais aussi vous suggérer Le Déchaînement du monde : Logique nouvelle de la violence de François Cusset, publié aux Éditions La Découverte.

Frédéric Joly : « Appauvrir une langue, c’est l’obscurcir et se condamner à mal communiquer »

Dans le magazine L’Obs du 5 septembre 2019, une entrevue avec Frédéric Joly, essayiste, à propos de la corruption et du travestissement des mots et de la langue. Extrait :

Appauvrir une langue, contribuer à son appauvrissement, quels que soient les mobiles d’une telle opération (volonté de domestication politique, de facilitation ou de simplification de l’argumentation, de « fluidification » des échanges), c’est l’obscurcir et se condamner à mal communiquer. (…) Pire, c’est perdre l’idée de la vérité puisque la vérité « est une fonction permanente du langage ». (…) N’y a-t-il pas lieu de s’étonner de ce climat de défiance généralisée quant au langage argumenté et aux vérités qui semblaient jusque-là établies. À l’ère de la post-vérité, les professionnels du brouillage entre le vrai et le faux sont légion. « Nos sociétés du « bullshit » ne bannissent pas la vérité : elles la considèrent seulement comme inutile. »

Il est vrai que l’on entend de plus en plus de critiques au sujet du pervertissement (ou même de l’inflation) des mots, notamment dans les domaines politique, marketing ou managérial. Explorée aussi par l’auteur britannique George Orwell dans son roman « 1984 » (publié en 1949) sous le vocable de novlangue, on la décrit comme suit sur Wikipedia : « Le principe est que plus l’on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l’affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision, la radio, les journaux, les magazines, etc. ».

Changer le sens premier des mots, c’est aussi instiller le doute chez le récepteur. C’est briser le lien de confiance et cesser d’être une source de vérité. Cela est donc néfaste sur le long terme et contribue à fragiliser la société. Comme émetteur, il faut donc y réfléchir deux fois avant de changer le sens des mots, sachant qu’il y aura un impact sur le tissu social. Pour le récepteur, il faut être à l’affût de cette novlangue et la dénoncer, ne pas tomber dans le piège.

Liens supplémentaires :

i) Pour en savoir plus sur l’impact de la novlangue, je vous invite à écouter « La novlangue, instrument de destruction intellectuelle », une balado de France Culture de juillet 2017.

ii) L’entrevue avec Frédéric Joly a été réalisée dans le cadre de la sortie de son nouvel essai « La Langue confisquée », publié aux éditions Premier Parallèle.

Pourquoi blame-t-on les écrans ?

Dans le Journal de la Philo du 5 septembre 2019, Géraldine Mosna-Savoye se questionne sur l’aversion contemporaine que la société commence à porter aux écrans de toute sorte. Elle émet l’hypothèse suivante, que je trouve fort intéressante. Ce n’est pas celle qu’elle retiendra, mais je vous la partage tout de même :

 il y a aussi tout ce qui se joue avec l’image, la représentation, l’art même. Les écrans sont ainsi l’occasion d’actualiser toutes les théories critiques de l’image, que l’on trouve de Platon jusqu’à Guy Debord : coupables de doubler la réalité ou de la fausser, coupables de nous tromper. Et là-dessus, les écrans seraient même pires que les images, car écoutez : on ne parle plus de ce qui est montré en employant le terme d’« écran », mais de ce qui montre, on s’en tient au support, à la surface. L’écran fait donc bien écran, et c’est ce qu’on lui reproche.

Évidemment, il est tentant de blâmer l’écran comme étant source principale de la duplicité, des mensonges qui émanent du web actuel. Comme on le voit souvent avec les nouvelles technologies, on a tendance à critiquer l’outil plutôt que l’être humain qui l’utilise. Mosna-Savoye ne tombe pas dans ce piège et conclut :

Si je me sens un peu bête après avoir regardé 10 heures de séries, pourquoi la faute en reviendrait aux écrans ? Les écrans font penser que je pourrais faire autre chose, autrement : parler plus aux gens, lire un livre… mais si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas à cause du pouvoir d’attraction des images, mais parce que l’envie ou la volonté n’y étaient pas. Les écrans révèlent les regrets que l’on se crée d’une autre vie que l’on aimerait avoir, d’un autre moi que l’on aimerait être, d’une autre journée que l’on aurait aimé passer. Finalement, les écrans sont les meilleurs alliés de nos doutes, de nos inquiétudes, de quoi être lucides sur nous-mêmes (et sur notre bêtise).  

Le seul bémol que j’ajouterais à cette conclusion, c’est qu’il faut tout de même se méfier des applications qui utiliseraient des mécanismes addictifs de façon consciente. Dans ces cas précis, il ne s’agit plus d’un humain qui doute, mais bien d’une situation d’abus.

Elsa Godart : « Nous passons de la société du divertissement à la société de l’indifférence où tout se vaut, tout est sur le même plan »

Dans le journal Le Monde du 1er septembre 2019, intéressant entretien avec Elsa Godart, philosophe et chercheuse associée à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée Gustave-Eiffel. Elle s’intéresse aux technologies immersives et à leurs impacts sur les individus. Extrait :

La frontière entre le réel et le virtuel est floutée par le virtuel. L’individu s’identifie à son avatar, qui est une subjectivité augmentée. Cette projection du moi peut être augmentée dans tous les sens et dans tous les domaines. Cela pose la question de l’effacement des limites. Un autre enjeu du virtuel est la question de la mort. Les technologies immersives changent deux paradigmes. D’abord, celui de l’ici et du maintenant – on n’est plus dans une logique du présent mais dans une logique de l’instant, de l’instantanéité –, l’angoisse n’est plus celle de la mort, mais c’est une sorte d’« angoisse à la Sisyphe », je nais et je meurs sans arrêt. Ensuite, on passe de la parole, du discours, aux images éphémères, à une culture du zapping dans laquelle la pensée est en retrait. Nous passons de la société du divertissement à la société de l’indifférence où tout se vaut, tout est sur le même plan, il n’y a plus de hiérarchie des valeurs. 

J’aime beaucoup cette idée d’explorer le rôle de l’avatar dans le numérique, qui joue certainement un rôle dans l’accélération et la grande quantité de mises en scène que l’on voit sur internet. À propos de la logique de l’instant, je vous suggère aussi la lecture de cette entrevue avec la philosophe Cynthia Fleury, qui suggère que nous sommes désormais dans l’ère de la « réaction ». Sur la société de l’indifférence où tout se vaut, il faut aussi lire cette réflexion d’Aurélie Filippetti. Finalement, je pense que cette culture du zapping conforte l’importance des philosophes du réel, qui peuvent nous aider à décoder la réalité.