Bruno Latour : en route pour le Terrestre

Je termine la lecture de « Où atterrir ? » du grand philosophe français Bruno Latour. Le livre, publié en 2017 aux Éditions La Découverte, nous propose un nouvel axe politique pour remplacer « le Local » et « le Global » qui semblent s’opposer depuis plus d’une centaine d’années. J’ai adoré cet essai, qui m’a permis de mieux comprendre une partie de l’anxiété ambiante de la société en 2020. Il y a aussi des liens très intéressants sur la réinvention de la démocratie par les communs tels que prônés par Félix Stalder dans son livre récent.

Comme moi (voir mon premier billet), Latour a été aiguillonné par l’élection de Trump, ainsi que le Brexit, ce qui l’a amené à mettre sur papier ses plus récentes réflexions. Il en profite pour tenter de relier trois phénomènes : la dérégulation (dans le contexte d’une accélération de la globalisation), l’explosion des inégalités et la négation de l’existence de la mutation climatique.

À propos de la globalisation, il nous explique que c’est l’orientation privilégiée par les « Modernes », par les adeptes du « progrès » depuis la moitié du siècle dernier. C’est la terre promise. Toutefois, il remarque désormais (p. 13) la « nouvelle attirance pour les frontières » de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, deux des pays qui ont le plus prôné les bénéfices de la globalisation. « Le sol rêvé de la mondialisation commence à se dérober », écrit-il. De plus, lors de la conférence sur le climat COP21, les pays signataires « ont en même temps réalisé avec effroi que, s’ils allaient tous de l’avant selon les prévisions de leurs plans respectifs de modernisation, il n’existerait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement ». Donc, si nous continuons le plan de la globalisation, il n’y a pas de territoire assez grand pour loger le « Globe de la globalisation ». « La nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder », peut-on lire en page 19. Latour conclut (p. 15) : « Ou bien nous dénions l’existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir ».

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Avec l’arrivée de la Modernité, l’orientaion toute naturelle semblait être celle du Global, « synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable » (p. 39), et « ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local ». Nous partions vers le Global avec l’hypothèse que cela nous mènerait vers une mondialisation bénéfique, une « mondialisation-plus », mais (p. 43) « qu’arrive-t-il à ce système de coordonnées si la mondialisation-plus devient la mondialisation-moins. Si ce qui attirait vers soi avec la force de l’évidence (…) devient un repoussoir dont on sent confusément que seuls quelques-uns vont en profiter ? Inévitablement, le Local (…) va redevenir attirant. Mais voilà, ce n’est plus le même Local ». Il s’agit désormais d’un Local-moins, qui (p. 44) « promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques. Et voilà le drame : le local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins ».

Le philosophe nous rappelle (p. 21) que « le droit le plus élémentaire, c’est de sentir rassuré et protégé, surtout au moment où les anciennes protections sont en train de disparaître. (…) comment retisser des bords, des enveloppes, des protections. (…) Surtout, comment rassurer ceux qui ne voient d’autre salut que dans le rappel d’une identité nationale ou ethnique ». À la page 27, nous commençons à mieux comprendre l’ampleur du défi qui nous attend. Latour écrit :

Il faut bien se confronter à ce qui est littéralement un problème de dimension, d’échelle et de logement : la planète est bien trop étroite et limitée pour le Globe de la globalisation; elle est trop grande, infiniment trop grande, trop active, trop complexe, pour rester contenue dans les frontières étroites et limitées de quelque localité que ce soit. Nous sommes tous débordés deux fois : par le trop grand comme par le trop petit.

Latour écrit (p. 54) que c’est pour cela « que la politique s’est vidée de sa substance, qu’elle n’embraye plus sur rien, qu’elle n’a plus sens ni direction, qu’elle est devenue littéralement imbécile autant qu’impuissante (…) ni le Global ni le Local n’ont d’existence matérielle et durable ».

Pour mieux comprendre, il offre (p. 45) l’analogie suivante : « on se retrouve comme les passagers d’un avion qui aurait décollé pour le Global, auxquels le pilote a annoncé qu’il devait faire demi-tour parce qu’on ne peut plus atterrir sur cet aéroport, et qui entendent avec effroi que la piste de secours, le Local, est inaccessible elle aussi ». Il constate donc (p. 46) que « brusquement, tout se passe comme, si partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite ». Il faut donc rapidement identifier ce nouvel axe, ce nouvel attracteur.

Selon Latour, c’est curieusement l’élection de Donald Trump qui nous donne notre première piste pour identifier cet axe. En effet, le trumpisme fait comme si on pouvait fusionner l’attraction vers le Global et celui vers le Local, niant de même l’impossibilité d’existence entre les deux, un « horizon de celui qui n’appartient plus aux réalités d’une terre qui réagirait à ses actions. Pour la première fois, le climato-négationnisme définit l’orientation de la vie publique d’un pays » (p.48). Il s’agit d’une politique post-politique (p. 53) « littéralement sans objet puisqu’elle rejette le monde qu’elle prétend habiter ».

Latour appelle cet attracteur le « Hors-Sol » et propose que le nouvel attracteur souhaité se trouve à l’opposé de ce « Hors-Sol ». Il appelle celui-ci « Le Terrestre », un nouvel acteur-politique, « qui n’est plus le décor, l’arrière-scène, de l’action des humains » (p. 56). « Le Terrestre n’est pas encore une institution, mais il est déjà un acteur clairement du rôle politique attribué à la « nature » des Modernes » (p. 114).

« Le Terrestre tient à la terre et aussi au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu’il ne cadre avec aucune frontière, qu’il déborde toutes les identités écrit Bruno Latour à la page 72. Il nous explique aussi (p. 83) que le XXIe siècle sera « l’âge de la nouvelle question géo-sociale. » En page 105, on peut lire que :

La nouvelle articulation revient à dire que nous passons d’une analyse en termes de systèmes de production à une analyse en termes de systèmes d’engendrement. Les deux analyses différent d’abord par leur principe – la liberté pour l’un, la dépendance pour l’autre. Elles différent ensuite par le rôle donné à l’humain – central pour l’un, distribué pour l’autre.

C’est un des concepts clés du livre. Latour invite les humains à comprendre que nous ne sommes pas seuls sur la Terre. Tous les vivants la partagent. Et l’humain n’est plus au centre du système. À propos de la dépendance, Latour écrit (p. 107) que « dépendre vient d’abord limiter, puis compliquer, puis obliger à reprendre le projet d’émancipation pour finalement l’amplifier. Comme si l’on inversait, par une nouvelle pirouette dialectique, le projet hégélien » (lire mon billet récent sur la dialectique hégélienne).

Désormais (p. 111), « les terrestres ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister. C’est en dressant cette liste qu’ils dessinent leur terrain de vie. »

Pister les terrestres, c’est ajouter des conflits d’interprétation à propos de ce que sont, veulent, désirent ou peuvent tel ou tel agissant à ce que sont, veulent, désirent ou peuvent d’autres agissants – et cela vaut pour les ouvriers autant que pour les oiseaux du ciel, pour les golden-boys autant que pour les bactéries du sol, pour les forêts autant que pour les animaux. Que voulez-vous ? De quoi êtes-vous capables ? Avec qui êtes-vous prêts à cohabiter ? Qui peut vous menacer ?

Dans son texte Les nouveaux cahiers de doléances : À la recherche de l’hétéronomie politique (publié en mars 2019), Latour écrit que nous ne sommes plus dans une crise écologique. Nous sommes dans « une crise existentielle, une crise de subsistance ». Il faut désormais faire l’exercice de nommer les choses : « de quoi dépendons-nous pour subsister, comment représenter ces nouveaux territoires d’appartenance, quels sont nos alliés et nos adversaires ? »

Mais un grand défi nous attend. En effet, au niveau individuel, « les individus atomisés par l’extension du néolibéralisme sont vraiment, aujourd’hui, pour de vrai, des atomes sans aucun lien entre eux. Pis, les seuls liens qu’ils entretiennent sont ceux des réseaux sociaux, accélération formidable de l’atomisation. »

De plus, « il n’existe plus aucun collectif établi capable même de s’assembler pour rédiger un cahier commun voté à l’unanimité. Inutile d’attendre d’un découpage géographique ou administratif l’émergence d’une unité de parole un peu cohérente, comme avait pu l’être jadis une communauté villageoise ou une corporation de métier. »

Latour préconise une approche ascendante, similaire à celles des cahiers de doléances. Cela va nous aider à « faire éclater l’unanimité », « obliger à un engagement différencié » et « constituer des groupes distincts ». Et « c’est seulement plus tard, quand on aura pris conscience de l’entrelacement contradictoire de ces affaires, quand on aura recomposé la vue d’ensemble point par point, que l’on pourra commencer à aligner les revendications, définir des « plateformes électorales » et, pourquoi pas, voir émerger à nouveau des partis opposés capables de simplifier, de dramatiser, de concentrer les choix. » L’approche de Latour est vraiment adjacente à celle des communs comme envisagé par Félix Stalder (décrite dans ce billet).

Clairement, il y a du pain sur la planche. Il n’y aura pas de solution facile. Bruno Latour le sait et, dans « Où atterrir ? », il écrit (p. 116) que « le but de cet essai n’est certes pas de décevoir, mais on ne peut pas lui demander non plus vite que l’histoire en cours ».

Lectures/visionnements supplémentaires :