Les propositions de la philosophe Nancy Fraser pour sortir de la crise démocratique

Je termine à l’instant la lecture du livre « The Old Is Dying and the New Cannot Be Born: From Progressive Neoliberalism to Trump and Beyond » de la philosophe américaine Nancy Fraser. Le livre est offert gratuitement en version numérique ces jours-ci. Le livre explore de façon succincte le contexte social des 40 dernières années qui a mené à l’élection de Donald Trump, un des sujets qui me fascine et qui m’a mené à créer ce blogue (voir mon premier billet). À ma grande surprise, l’analyse de Fraser devient encore plus intéressante dans le contexte de la grande crise sanitaire que nous vivons actuellement.

En voici les extraits les plus marquants :

Faisant référence aux différents événements socio-politiques des dernières années (Trump, le Brexit, etc.), elle nous explique d’abord que « tous impliquent un affaiblissement dramatique, sinon une rupture, de l’autorité des classes et des partis politiques établis. » Elle constate donc que « nous sommes confrontés à une crise politique mondiale. » Elle poursuit en écrivant que « les phénomènes qui viennent d’être évoqués constituent le volet spécifiquement politique d’une crise plus vaste et multiforme qui comporte également d’autres volets – économiques, écologiques et sociaux – qui, pris ensemble, se traduisent par une crise générale. »

Pour tenter d’analyser le phénomène, elle utilise la pensée de Antonio Gramsci sur l’hégémonie :

Hegemony is [Gramsci’s] term for the process by which a ruling class makes its domination appear natural by installing the presuppositions of its own worldview as the common sense of society as a whole.

Fraser ajoute que « chaque bloc hégémonique incarne un ensemble d’hypothèses sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. » Elle poursuit en décrivant le bloc hégémonique capitaliste que l’on retrouve en Amérique du Nord et en Europe :

capitalist hegemony has been forged by combining two different aspects of right and justice— one focused on distribution, the other on recognition. The distributive aspect conveys a view about how society should allocate divisible goods, especially income. This aspect speaks to the economic structure of society and, however obliquely, to its class divisions. The recognition aspect expresses a sense of how society should apportion respect and esteem, the moral marks of membership and belonging. Focused on the status order of society, this aspect refers to its status hierarchies. Together, distribution and recognition constitute the essential normative components out of which hegemonies are constructed.

Fraser explique que « avant Trump, le bloc hégémonique qui dominait la politique américaine était le néolibéralisme progressiste » (qui combine un programme économique expropriatif et ploutocratique avec une politique de reconnaissance libéral-méritocratique) et son adversaire principal était le « néolibéralisme réactionnaire ». Pendant toutes ces années de pouvoir, les politiques de dérégulation et de libre-échange soutenues par les deux grands blocs hégémoniques ont mis à mal les régions dépendantes de l’industrie manufacturière. Évidemment, tout cela « a laissé un segment important de l’électorat américain – victimes de la financiarisation et de la mondialisation – sans foyer politique naturel. » Et même en 2011, les deux grands blocs, « continuant à maintenir le consensus néolibéral, n’ont pas vu dans Occupy les premiers grondements d’un tremblement de terre. »

D’ailleurs, plus tard dans le livre, elle écrit :

While social life as such is increasingly economized, the unfettered pursuit of profit destabilizes the very forms of social reproduction, ecological sustainability, and public power on which it depends. Seen this way, financialized capitalism is an inherently crisis-prone social formation. The crisis complex we encounter today is the increasingly acute expression of its built-in tendency to destabilize itself.

Venons-en à la campagne électorale de 2016 : D’abord Trump : « La rhétorique de campagne de Trump a suggéré un nouveau bloc proto-hégémonique, que nous pouvons appeler populisme réactionnaire. Il semblait combiner une politique de reconnaissance hyperréactionnelle avec une politique populiste de distribution ». Ensuite Bernie Sanders : « Le bloc que Sanders envisageait, en revanche, était un populisme progressiste. »

Après l’élection de Trump, on voit bien que son positionnement hégémonique a changé. Fraser explique :

Far from governing as a reactionary populist, the new president activated the old bait and switch, abandoning the populist distributive policies his campaign had promised. (…) The appointment of yet another Goldman Sachs alumnus to the Treasury ensures that neoliberalism will continue where it counts. (…) Having abandoned the populist politics of distribution, Trump proceeded to double down on the reactionary politics of recognition.

Avec Trump, les Américains ont donc eu droit, non pas à un populisme réactionnaire, mais à un néolibéralisme hyperréactionnaire. Fraser nous prévient toutefois : « le néolibéralisme hyperréactionnaire de Trump ne constitue cependant pas un nouveau bloc hégémonique. Il est au contraire chaotique, instable et fragile. »

Dans les pages suivantes du livre, l’autrice fait la preuve que « neither a revived progressive neoliberalism nor a trumped-up hyperreactionary neoliberalism is a good candidate for political hegemony in the near future « car :

Neither can offer an authoritative picture of social reality, a narrative in which a broad spectrum of social actors can find themselves. Equally important, neither variant of neoliberalism can successfully resolve the objective system blockages that underlie our hegemonic crisis. Since both are in bed with global finance, neither can challenge financialization, deindustrialization, or corporate globalization. Neither can redress declining living standards, ballooning debt, climate change, “care deficits,” or intolerable stresses on community life. To (re)install either of those blocs in power is to ensure not just a continuation but an intensification of the current crisis.

Malheureusement pour nous, « en l’absence d’une hégémonie sûre, nous sommes confrontés à un interrègne instable et à la poursuite de la crise politique ». Et donc, de là le titre de son livre tiré d’une citation de Gramsci : « the old is dying and the new cannot be born; in this interregnum a great variety of morbid symptoms appear. »

La fin de son livre nous offre des pistes de solutions, des directions possibles, ce qu’elle appelle le « populisme progressif » :

Only an inclusive politics of recognition has a fighting chance of bringing those indispensable social forces into alliance with other sectors of the working and middle classes, including communities historically associated with manufacturing, mining, and construction. That leaves progressive populism as the likeliest candidate for a new counterhegemonic bloc. Combining egalitarian redistribution with nonhierarchical recognition, this option has at least a fighting chance of uniting the whole working class. (…) an alliance that also includes substantial segments of youth, the middle class, and the professional-managerial stratum. (…) Progressive populism could end up being transitional—a way station en route to some new postcapitalist form of society.

Sa conclusion est sans appel :

Whatever our uncertainty regarding the endpoint, one thing is clear: if we fail to pursue this option now, we will prolong the present interregnum. That means condemning working people of every persuasion and every color to mounting stress and declining health, to ballooning debt and overwork, to class apartheid and social insecurity. It means immersing them, too, in an ever vaster expanse of morbid symptoms—in hatreds born of resentment and expressed in scapegoating, in outbreaks of violence followed by bouts of repression, in a vicious dog-eat-dog world where solidarities contract to the vanishing point. To avoid that fate, we must break definitively both with neoliberal economics and with the various politics of recognition that have lately supported it—casting off not just exclusionary ethnonationalism but also liberal-meritocratic individualism. Only by joining a robustly egalitarian politics of distribution to a substantively inclusive, class-sensitive politics of recognition can we build a counterhegemonic bloc capable of leading us beyond the current crisis to a better world.

Les pistes de Samuel Hayat pour métamorphoser la démocratie

Entretien fort intéressant avec le politiste Samuel Hayat dans l’hebdomadaire « Le 1 » du 26 février 2020. Sous le titre « La démocratie est un régime en métamorphose permanente », Hayat, chargé de recherche au CNRS, nous aide à décoder le climat social et politique actuel.

Il nous explique d’abord que la longue liste de contestations observées au cours de la précédente décennie (allant du Printemps arabe, aux Gilets Jaunes, en passant par Occupy Wall Street) vise « fondamentalement à établir une démocratie réelle, à la fois politique – reposant sur la participation de tous – et sociale – améliorant le sort des pauvres, des dominés ».

Il y observe un « rejet fondamental des figures d’autorité, couplé paradoxalement à une reconnaissance de leur pouvoir ». Il nous explique aussi qu’« il est démocratique qu’entre deux élections, le peuple ait un droit de regard sur ce que font les représentants ». Selon lui, nous ne vivons pas une crise, car « la démocratie est un régime en métamorphose permanente » (Platon en avait fait la remarque il y a plus de 2000 ans).

Comment se sortir de cette situation ?

D’abord, Hayat dit que « la tâche primordiale est de rouvrir le mot démocratie et de casser l’assimilation entre démocratie et élection » c.-à-d. le processus démocratique doit se poursuivre entre les élections. Il propose trois orientations « qui renvoient à trois définitions de la démocratie » :

  1. La souveraineté du peuple. Hayat cite en exemple les référendums d’initiatives citoyennes vus en Suisse et aux É.-U.
  2. Le gouvernement du peuple, c.-à-d. « tout ce qui concerne l’application de la loi ne peut pas être séparé du contrôle et de la participation de citoyens ».
  3. La démocratie doit être sociale. « Elle doit lutter contre toutes les inégalités et dominations ».

Sans cela, Samuel Hayat dit que nous courons un risque important : la tentation autoritaire, dont on voit qu’elle s’empare déjà de certaines démocraties.

Cette analyse d’Hayat me rappelle drôlement celle de Felix Stalder, examinée dans un billet de blogue récent.

Les communs, meilleure façon de lutter contre une post-démocratie autoritaire ?

Une de mes théories préférées depuis une quinzaine d’années est que la culture internet qui, au départ était une culture plutôt marginale, une sous-culture, a fini par se répandre dans toute la population, amenant ainsi une nouvelle couche culturelle dans la société. Je mentionne souvent comme exemple notre désir actuel de tout personnaliser, un phénomène qui vient clairement de la culture numérique.

Dans le but de mieux comprendre cette intuition, je termine cette semaine le livre « The digital condition » du Dr Felix Stalder, théoricien des médias et professeur de culture numérique et de théorie des réseaux à la Zürich University of the Arts. Sortie en 2018, cette édition est la traduction en anglais de « Kultur der Digitalität » publiée en 2016. Martin Lessard, un ami et penseur du numérique de longue date, est celui qui m’a offert un exemplaire. D’ailleurs, n’est-ce pas génial ces ami(e)s qui vous offrent des livres qui vous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel on vit ? Enfin, je m’égare. Poursuivons.

Dans cet ouvrage, l’auteur tente de démontrer (ma traduction libre, comme toutes les phrases entre guillemets dans ce texte) que « la référentialité, la communauté et l’algorithmicité sont désormais les formes culturelles caractéristiques de la condition numérique » et que, à cause de cela, « les démocraties avancées sont confrontées à un choix profond: poursuivre leur longue glissade vers l’autoritarisme post-démocratique ou réinventer la démocratie pour la condition numérique. » Grosso modo, si je décode ses pensées, il dit que le monde numérique a une influence culturelle sur la société à travers trois grands axes et que celui-ci transforme l’espace politique. Il en résulte un impact sur nos modèles démocratiques classiques dont on doit tenir compte pour réinventer la démocratie au risque de la voir disparaître.

Pour comprendre la condition numérique, l’auteur nous explique d’abord ce qu’il veut dire par ses trois grands axes :

Référentialité

La référentialité, c’est l’acte de sélectionner des matériaux culturels existants et de les combiner pour créer, produire quelque chose de nouveau, créer du sens et se constituer. Ce phénomène émerge dans le contexte de masses ingérables de points de référence mobiles et sémantiquement ouverts. Tout ceci se déroule (p. 127) dans un environnement de « télécommunication omniprésente ». À la page 72, l’auteur nous donne un simple exemple de référentialité :

Avec chaque photo publiée sur Flickr, chaque gazouilli, chaque article de blogue, chaque article de forum et chaque mise à jour de statut, l’utilisateur [sélectionne et organise]; il ou elle communique aux autres: «Regardez par ici! Je pense que c’est important! » Bien sûr, le filtrage et l’attribution de sens n’ont rien de nouveau. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que ces processus ne sont plus menés principalement par des spécialistes des rédactions, des musées ou des archives, mais sont devenus des besoins quotidiens pour une grande partie de la population.

Stalder explique (p. 74) que la costumade (le « cosplay ») entre aussi dans ce concept et cite une analyse du Dr Nicolle Lamerichs : « La costumade est une forme d’appropriation qui transforme, actualise et interprète une histoire existante en lien étroit avec la propre identité du fan. »

II conclut sur la référentialité en écrivant (p.76) : « Dans une culture qui se manifeste dans une large mesure par la communication médiatisée, les gens doivent se constituer par de tels actes, ne serait-ce qu’en affichant des égoportraits (selfies). Ne pas le faire reviendrait à risquer l’invisibilité et à être oublié. »

Communauté

La communauté est un cadre de référence partagé collectivement par lequel le sens (ou les sens) peut être stabilisé, les pistes d’action possibles peuvent être déterminées et les ressources peuvent être mises à disposition. Cela a donné naissance à des formations communales qui génèrent des mondes autoréférentiels.

À la page 85, Stalder explique que « Les nouvelles formations communales sont des formes informelles d’organisation basées sur l’action volontaire. » Il ajoute (p. 88) que « dans toutes les nouvelles formations communales, chacun est censé représenter ses propres intérêts » et que cette « attente d’authenticité est pertinente car elle crée un minimum de confiance. » L’auteur nous apprend (p. 89) que les individus des sociétés occidentales « se définissent de moins en moins par leur famille, leur profession ou un autre collectif stable, mais plutôt de plus en plus en fonction de leurs réseaux sociaux personnels; c’est-à-dire selon les formations communales dans lesquelles ils sont actifs en tant qu’individus et dans lesquels ils sont perçus comme des personnes singulières. »

Il conclut en écrivant (p. 96) que les protocoles (des ensembles de règles communes) sont nécessaires dans les communautés « elles permettent aux acteurs de se rencontrer en face à face au lieu de nouer des relations hiérarchiques entre eux. » « Les protocoles sont à la fois volontaires et contraignants. »

Algorithmicité

L’algorithmicité se caractérise par des processus décisionnels automatisés qui réduisent et donnent forme à la surabondance d’informations, en extrayant les informations du volume de données produites par les machines. Ces informations extraites sont alors accessibles à la perception humaine et peuvent servir de base à une activité singulière et communautaire.

Stalder explique ce qu’est un algorithme, leur émergence et pourquoi ceux-ci sont déployés de plus en plus. Venant du monde de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle, je connaissais beaucoup de ces concepts. Par contre, j’ai bien aimé son point de vue à propos des plaintes que l’on entend souvent sur les algorithmes. À la page 144, il écrit : « le problème n’est pas les algorithmes eux-mêmes, mais plutôt le cadre capitaliste et post-démocratique spécifique dans lequel ils sont mis en œuvre. Ils ne deviennent un instrument de domination que lorsque les activités ouvertes et décentralisées sont transférées dans des structures fermées et centralisées dans lesquelles des pouvoirs de décision fondamentaux et étendus sont intégrés. » Citant le professeur de droit Frank Pasquale, on parle alors de société opaque (« black- box society »). Il ajoute (p. 167) que « les données ouvertes sont une condition préalable importante pour mettre en œuvre la puissance des algorithmes de manière démocratique. »

La politique

Le dernier chapitre du livre présente les réflexions de l’auteur à propos des impacts de la condition numérique sur le monde politique. Stalder identifie deux grands développements politiques opposés : la postdémocratie et les communs. Il ajoute (p. 127) : « La première s’oriente vers une société essentiellement autoritaire, tandis que la seconde s’oriente vers un renouveau radical de la démocratie en élargissant le champ de la décision collective » et que ceux-ci « mènent finalement à une nouvelle constellation politique au-delà de la démocratie représentative libérale. » Pour fin de compréhension, notez que le commun est (selon Wikipédia) « une ressource partagée, gérée, et maintenue collectivement par une communauté ».

Il explique au cours du chapitre que ce risque de postdémocratie émerge à cause de plusieurs facteurs comprenant notamment les gouvernements technocrates (qui misent sur l’efficacité plutôt que la démocratie), l’émergence des médias sociaux fermés et propriétaires qui centralisent les données et l’information (et favorisant ainsi la manipulation), et les algorithmes opaques.

Pour ce qui est des communs, Stalder explore trois différentes dimensions : « La première concerne les «ressources communes» (common pool resources); c’est-à-dire des biens qui peuvent être utilisés en commun. La deuxième dimension est que ces biens sont administrés par les « participants » (commoners); c’est-à-dire par les membres des communautés qui produisent, utilisent et cultivent les ressources. Troisièmement, cette activité donne lieu à des formes de «mise en commun» (commoning); c’est-à-dire aux pratiques, normes et institutions développées par les communautés elles-mêmes. »

Le commun n’est pas un nouveau concept, mais la condition numérique l’amène à un autre niveau. En effet, le commun (p. 153) « peut être organisé beaucoup plus efficacement avec les technologies numériques. Ainsi, l’idée de participation et d’organisation collectives au-delà des petits groupes n’est plus seulement une vision utopique. » En voici ses principales caractéristiques selon l’auteur :

  • Les communs « ne sont pas structurés par l’argent mais plutôt par la coopération sociale directe » (p. 152)
  • « ils sont également fondamentalement distincts des bureaucraties qui sont organisées selon des chaînes hiérarchiques de commandement. » (p. 152)
  • Une des dynamiques centrales des communs : il est normal que « quelqu’un prenne quelque chose pour son propre usage dans les ressources mises en commun, mais il est entendu que quelque chose d’autre sera créé qui, sous une forme ou une autre, refluera dans l’ensemble des ressources disponibles pour tous. » (p. 153)
  • « La communication sociale entre les membres est le moyen le plus important d’auto-organisation. Cette communication vise à parvenir à un consensus et à l’acceptation volontaire des règles négociées, car ce n’est que de cette manière qu’il est possible de maintenir le caractère volontaire de l’accord et de maintenir les contrôles internes au minimum. » (p. 153)
  • « L’économie n’est pas comprise comme un domaine indépendant qui fonctionne selon un ensemble différent de règles et avec des externalités, mais plutôt comme une facette d’un phénomène complexe et complet avec des dimensions commerciales, sociales, éthiques, écologiques et culturelles entrelacées. » (p. 154)
  • « Ceux qui contribuent le plus à la fourniture de ressources devraient également être en mesure de déterminer leur évolution future, ce qui représente une incitation importante pour ces membres à rester dans le groupe. » (p. 155)
  • « Il est nécessaire de contrôler le respect des règles au sein des biens communs et d’élaborer un système de sanctions échelonnées. » (p. 155)
  • « Dans tous les communs à succès, les relations sociales diverses, la confiance mutuelle et une culture commune jouent un rôle important en tant que conditions préalables à la résolution consensuelle des conflits. » (p. 160)
  • « Le don [d’argent] est compris comme une opportunité d’apporter une contribution sans avoir à investir beaucoup de temps dans le projet. Dans ce cas, le don d’argent n’est donc pas l’expression d’une charité mais plutôt d’un esprit communautaire; ce n’est qu’une des nombreuses façons de rester actif dans un commun. » (p. 165)
  • Le vote est rarement utilisé . Plutôt, « l’accent [est] mis sur la construction d’un consensus qui ne doit pas être parfait, mais simplement assez bon pour que la grande majorité de la communauté le reconnaisse (un «consensus approximatif», rough consensus). » (p. 166)
  • La transparence complète des processus internes

Felix Stalder termine son livre en nous offrant trois exemples de communs qui bénéficient et utilisent la condition numérique :

  • Le contrat social Debian, l’ensemble de principes qui gèrent la communauté Debian
  • La fondation Wikimedia, qui gère le site Wikipedia
  • Le récent mouvement citoyen en Allemagne qui proposait de « recommunaliser l’approvisionnement de base en eau et en énergie. Son objectif n’était pas simplement de déplacer la structure de propriété du privé au public. » L’intention était de réorienter les institutions pour qu’elles tiennent compte des facteurs démocratiques, écologiques et sociaux, en plus des critères économiques.

Ma conclusion

J’ai bien aimé cette lecture qui m’a permis d’analyser la condition numérique sous ses trois axes principaux. Je soupçonne qu’il y a en possiblement d’autres. Toutefois, la grande force du livre est de m’avoir présenté au concept des communs. Je pense qu’il y a certainement une véritable piste de réflexion pour redynamiser la démocratie. Par contre, le livre m’a laissé sur ma faim lorsqu’est venu le temps de creuser les exemples. Il va falloir que continue ma recherche dans ce domaine.

D’ailleurs, il semble que ce renouveau s’exprime d’abord à l’échelle des villes. J’ai croisé au cours des deux dernières semaines plusieurs articles encore non lus, mais qui alimenteront mes réflexions. Je vous laisse la liste ici si vous voulez poursuive ces lectures.

« Le municipalisme ou la commune au pouvoir » dans Le Monde du 7 février 2020

« « À nous la ville » – entretien avec Jonathan Durand folco

Les Communs, source de nouveaux usages ?

Le site « Politiques des communs – Cahier de propositions en contexte municipal »

Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif

Il est de ces livres dont on sait, après lecture, qu’ils deviendront des classiques personnels, des livres de chevet auxquels on fera référence souvent, des livres lus au bon moment de notre vie. « La fin du courage » de la philosophe Cynthia Fleury est de ceux-là.

L’essai, publié en 2010 chez Fayard, aussi disponible chez Livre de poche offre une description prometteuse. Dans son ouvrage, « Cynthia Fleury rappelle qu’il n’y a pas de courage politique sans courage moral et montre avec brio comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif. »

Mais d’abord, avant de vous parler plus en détail de cet essai, un peu de contexte personnel qui expliquera ce qui m’a mené à vouloir le lire. Depuis une quinzaine d’années, on m’a souvent dit que j’étais « courageux ». Courageux en 2007 de quitter un bon emploi dans une grande entreprise pour lancer ma première startup, courageux en 2012 de quitter cette même jeune pousse, courageux en 2019 de prendre un congé sabbatique, et j’en passe. Chaque fois, ces décisions m’ont paru toutes naturelles, dans l’ordre des choses, réfléchies. La dissonance entre cette constatation externe et mon autoperception m’habite donc depuis un bout de temps. Puis, en décembre dernier, ma conjointe a pris position publiquement dans un dossier controversé. À cette occasion, je lui avais dit « je te trouve courageuse de le faire, je ne sais pas si, moi, je l’aurais fait. » Évidemment, tout cela contribuait à nourrir mon intérêt pour comprendre « le courage ».

Par un hasard merveilleux, la même semaine, le journal Le Monde a publié une discussion entre Cynthia Fleury et l’actrice Isabelle Adjani dans le cadre d’une adaptation théâtrale de « La fin du courage ». La comédienne y tient le propos suivant : « ce livre revalorise le courage, tout comme j’ai attendu, des années durant, que la bienveillance et la gentillesse, qualifiées de faiblesses ou de niaiseries bien-pensantes, le soient également. Reconnaître la difficulté d’avoir du courage, ça m’a aidée à en trouver. ». Étant bien disposé à y voir plus clair sur le courage, je me suis donc procuré le livre. Le livre est séparé en deux sections : « morale du courage » et « politique du courage ». En voici donc les extraits qui ont retenu mon attention.

Morale du courage

Dans la première partie, Fleury nous explique d’abord (p.15) que « nos époques sont celles de la disparition et de l’instrumentation du courage » et que cela menace les démocraties et les individus. Elle nous invite à réfléchir à la reformulation d’une théorie du courage et nous rappelle « qu’il n’y a pas de courage politique sans courage moral ». À la page 53, elle explique que « la fin du courage politique ou moral signe l’émergence du ça pulsionnel, infantile, non distancié d’avec soi-même et producteur des barbaries les plus triviales et assourdissantes ». Ça vous rappelle certains de nos politiques modernes ?

Grâce au décodage du philosophe italien Giorgio Agamben (à travers sa formidable plaquette « Qu’est-ce que le contemporain »), on apprend (p. 16-17) que le courageux « perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde » et a une « singulière relation » avec son propre temps.

À la page 18, la philosophe nous exhorte à « comprendre ce qui est susceptible d’inhiber ce courage et d’apprendre à calculer le prix du non-courage ». Elle ajoute (p. 24) qu’il « existe un chemin qui n’est pas celui du renoncement » : il s’agit du « refus des simulacres ». Aux pages 58 et 59, citant le philosophe allemand Axel Honneth, on apprend que le vingtième siècle a laissé place à un hyperindividualisme se donnant en spectacle et que si l’hyperactivité de l’individu « donne l’impression d’une visibilité, il n’en demeure pas moins que cette dernière est un leurre et que s’organise sournoisement son invisibilité sociale ». D’ailleurs, j’ai souvent souligné l’abondance de simulacres et mises en scène dans la société. À la page 27, l’autrice enchérit avec cette phrase choc : « on voudrait donner du sens au réel. Mais le réel seul donnera du sens aux choses ».

« Regarder extrêmement les choses, les circonscrire, les définir, fait partie de l’acte courageux. Pour un intellectuel qui veut s’inscrire dans son époque, ce sera une obligation. L’engagement de voir juste » apprend-on à la page 29. Une des tâches du courageux (p. 76) sera de « mesurer l’intervalle et la non-réciprocité entre le droit et la loi ». Pages 32 et 45, c’est le philosophe français Vladimir Jankélévitch qui nous aide à décoder le courage : « les courageux, comme les justes, ont l’art de commencer. L’art de commencer au sens où … le courage relève de la décision pure, celle qui fait origine ». Maxime redoutable de Jankélévitch : «Cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui dois la faire ». Fleury développe un peu plus sur la temporalité et écrit (p. 41) : « le courageux est celui qui comprend que le cogito moral se pratique séance tenante. Seule temporalité viable, le présent. Cela se passe ici et maintenant. C’est là une autre manière de vivre l’instant présent ».

Une théorie collective du courage

À partir de la page 48 jusqu’à la page 51, l’autrice développe sa théorie collective du courage, un des point culminants du livre. « C’est en faisant rupture avec autrui que je crée l’irréductible en moi. Le courageux est souvent seul face au reste des hommes. (…) En ce sens, la foule est sauvée par la mise en demeure de certains individus acculés par eux-mêmes au courage. (…) Ensuite, il est vrai que chacun peut réaliser l’opération pour soi-même. Preuve que le souci de soi sauve les collectifs et maintient le lien social. Preuve qu’être courageux est le plus sûr moyen, au final, de faire le lien avec l’autre. (…) Pour cette raison, chacun, pour sauver la cité, doit être son propre chef. (…) Si chacun prend sur soi d’être courageux, si chacun assume l’injonction, alors la cité cesse d’être ce lieu où chacun délègue à l’autre ce qu’il doit faire. Une fuite de la morale. Et la politique devient au contraire le lieu même où cesse la fuite ».

Épistémologie du courage

À la page 55, la philosophe discute de l’épistémologie du courage : « Être courageux, c’est nécessairement faire rupture, sortir du rang, se rendre visible par l’effort que l’on produit. Être exceptionnel, et d’une certaine manière affilier son être à cette exception. C’est aussi (…) résister à un ordre qu’on trouve inopérant et/ou injuste. (…) Et plus particulièrement, c’est-à-dire pour un individu, c’est souvent de refuser la situation dans laquelle on se sent contraint. (…) C’est alors refuser la procédure d’invisibilité dans laquelle les autres veulent me contraindre à rester. Refuser cet anonymat, ce qui fera de moi un interchangeable à instrumenter. ». Le courage (p.73) permet la construction d’ «un récit personnel et collectif, susceptible d’être mimésis pour d’autres ». Le courageux (p.80) possède « un refus total du cynisme. Non pas la joie, mais le refus vaillant du désespoir. Et peut-être est-ce là déjà une joie ? » Page 102 : « Le courageux se situe ainsi du côté de l’optimisme bergsonien. Cet optimisme peut sembler une provocation. Ou alors un manquement à l’intelligence. Mais c’est plutôt le signe d’une détermination à agir ». On apprend (p. 84-85) que l’un des piliers du courage est l’imaginatio vera (l’imagination vraie), « le pouvoir de ceux qui inventent le réel, qui font surgir l’événement. (…) La gageure de l’imaginatio vera : inventer le réel sans le fuir. L’orienter. (…) Lui conférer un sens. »

À l’inverse (p. 184), « sous le populiste sommeille souvent le réactionnaire aimant dénoncer toute sorte de déclin (…) On accuse l’intelligence du siècle pour mieux lui retirer ses privilèges ». Et citant Victor Hugo : « Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et déshonorer le siècle où l’on vit. : Érasme a appelé le seizième siècle l’excrément du temps, fex temporum; Bossuet a qualifié ainsi le dix-septième siècle: temps mauvais et petit; Rousseau a flétri le dix-huitième siècle en ces termes: cette grande pourriture où nous vivons. La postérité a donné tort à ces esprits illustres. »

Politique du courage

Dans cette seconde section, Cynthia Fleury pose une question clé : « comment refonder une théorie politique du courage qui ne serait pas son instrumentation politique ? » En effet, les politiques aujourd’hui revendiquent leur courage, propose « rupture et parler-vrai », mais ce n’est qu’en fait une « mise en scène de la non-exemplarité politique ». La philosophe craint (p. 116) que « la démocratie ne résistera pas à la fin du courage ».

Elle diagnostique (p. 124) : « Inutile (…) d’accuser la communication de tous les maux postculturels. Au fondement même de la politique, il y a la communication. » Le problème est de lui substituer « celle du spectacle ». « Plaire et divertir devient pour le leader le plus sûr moyen de ne rien partager de son pouvoir. En se faisant leader de fiction, metteur en scène attitré des citoyens, le chef de l’État cherche moins à communiquer qu’à confisquer. Derrière l’hypercommunication, le manque de transparence sur l’action politique demeure. Et derrière l’histrion, l’autocrate sommeille. (…) À pratiquer l’histrionisme politique, le Chef d’état s’éloigne du courage politique et ne fait que réaliser « toujours plus de la même chose ». Son agitation est la plus sûre filiation avec ses prédécesseurs ».

Le pacte parrèsisatique du courage

Pour se sortir de cette impasse, Cynthia Fleury, s’inspirant du philosophe français Michel Foucault, propose la mise en place d’un pacte parrèsisatique. La parrêsía est la liberté de langage, la liberté d’expression, la franchise. Le pacte implique (p. 135) que « si le parrèsiaste montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, celui auquel cette parrêsia est adressée devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité ». La parrêsia est donc « le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend ». Mais il y a des conditions de succès (p. 136 et 137) : « cela inscrit nécessairement la démocratie dans un espace éthique où la théorie morale est une doctrine de la reconnaissance et de la dignité, où l’autre joue un rôle déterminant.» Il ne faut pas séparer « les notions d’obligations de celles de coopération et de confiance». Bref, « la recherche d’un équilibre entre le souci de soi et le souci des autres». « La démocratie poserait alors le souci, la sollicitude, comme points élémentaires de la structuration du sujet». Tout cela placera la démocratie « du côté des espaces politiques résilients ou susceptibles de créer de la résilience ». De façon intéressante, cela rejoint un des principes directeurs de l’agilité moderne en entreprise : faire de la sûreté (ou de la bienveillance) un prérequis (Make Safety a Prerequisite).

Pour amplifier ses effets dans la société, l’autrice propose (p. 150) de « pratiquer la parrêsia politique, philosophique ou démocratique dans des espaces non expressément dévolus à cela, mais susceptibles de lui assurer une efficacité et une pérennité. On pense à l’espace formé par les médias, et notamment les médiacultures, comme à celui des associations civiles. » Mais une politique adulte, la rénovation de l’espace politique démocratique « passera nécessairement par la confrontation avec le dire vrai», par « une épistémologie du courage » et par « une éducation au courage ». Le simple citoyen doit (p. 166) « pouvoir transformer sa parole – simple opinion – en plaidoyer civil. D’où des leçons d’advocacy à pouvoir ». Il faut (p. 169) « que cette parole, si intelligente soit-elle, soit légitime et légitimée à parler ».

Ma conclusion

Ce que j’ai trouvé fantastique dans ce livre, c’est que je suis entré dans sa lecture en pensant trouver une réponse bien individuelle, mais qu’en fait, j’ai trouvé des pistes de solutions pour arrêter l’érosion démocratique dans nos sociétés modernes, situation qui me turlupine depuis un moment. Cet essai m’a donné envie de m’impliquer encore plus dans la cité, en tant qu’intellectuel. Du point de vue personnel, ai-je trouvé réponse à la question « pourquoi suis-je régulièrement perçu comme courageux » ? J’ai des pistes de réponses, je crois, mais il est trop tard pour faire une analyse complète. Je devrai y revenir.

L’oeuvre de George Orwell est encore d’une grande actualité

Superbe article de fond sur l’écrivain George Orwell dans le journal Le Monde du 17 janvier 2020. Sous le titre « Comment George Orwell est devenu un penseur visionnaire et iconique du XXIe siècle », le journaliste Nicolas Truong nous explique la pertinence de l’auteur à travers l’histoire de sa vie et des analyses de ses différents romans, articles et essais. La conclusion est un appel fort, sans détour :

George Orwell
Wikipedia

Plébiscitée et statufiée, mais encore largement méconnue, l’œuvre de George Orwell reste malgré tout d’une grande actualité. Elle invite surtout à faire vivre l’esprit critique, comme il le fit à l’égard de son camp dont il ne cessa de brocarder les facilités de pensée. Elle invite aussi les intellectuels et les journalistes à sortir de l’entre-soi. A l’heure où le séparatisme social s’est particulièrement intensifié, elle affirme avec constance que « rendre les gens conscients de ce qui se passe en dehors de leur propre petit cercle » demeure l’« un des principaux problèmes de notre temps »

À l’heure où les bulles de filtre sont très répandues, ce message est critique. Ces bulles nous mettent en « état d’isolement intellectuel et culturel » à cause des fonctionnalités de personnalisation souvent mises en place à notre insu. Sortir de ces bulles, embrasser l’altérité, devient de plus en plus difficile. Et on comprend encore mieux le message d’Hannah Arendt sur l’héroïsme (voir mon billet d’hier) qui écrivait qu’« il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer. »

En 1750, Jean-Jacques Rousseau pestait contre le progrès

Lecture cette semaine du livre « Du contrat social » du philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau [1712-1778]. Le livre publié en 1762 est, selon sa page Wikipédia, « un des textes majeurs de la philosophie politique et sociale, affirmant le principe de souveraineté du peuple appuyé sur les notions de liberté, d’égalité, et de volonté générale. »

En avant-propos de l’édition que je possède (publiée en 1953 par Larousse), on trouve une notice biographique écrite par la professeure de philosophie Madeleine Le Bras. Elle nous rappelle la chose suivante :

Dès 1750, dans son Discours sur les sciences et les arts, Rousseau part en guerre contre la civilisation. Il l’estime corrompue, et soutient que nos progrès sont la cause de nos malheurs. La sagesse serait de retourner à l’ « état de nature », qui, seul, permet le bonheur.

La page Wikipédia de cet autre livre nous rappelle que « selon Rousseau, les sciences et les arts n’ont fait que corrompre les mœurs et camoufler le joug des tyrans en occupant les hommes à des futilités et leur faisant oublier leur servitude.». Par contre, Rousseau « attaque le raffinement et l’affinement des hommes habitués aux sciences et aux arts, et leur oppose une image d’hommes vigoureux et guerriers. »

À notre époque, nous entendons beaucoup de commentaires négatifs contre la technologie (symbole moderne du « progrès »). Il est tout de même bon de se rappeler que ce genre de commentaires ne datent pas d’hier. Et soulignons aussi que la préférence « guerriers » (vs les arts/la science) de Rousseau parait très datée, presque inexplicable aujourd’hui.

Pourquoi les peuples se soulèvent

Si vous suivez l’actualité depuis quelques mois, vous avez été témoins de soulèvements populaires un peu partout sur la planète (j’avais évoqué cette situation dans un billet le 14 septembre dernier). Plusieurs médias s’intéressent au phénomène et nous aident à décoder ces révoltes.

Commençons par une série d’articles et d’analyses publiés dans le journal Le Monde du 8 novembre 2019. On y apprend que « la fréquence des mouvements de protestation s’est aujourd’hui nettement accélérée » et que « grâce aux réseaux sociaux, nous les découvrons quasi en temps réel. » Chaque soulèvement débute par une étincelle telle que « différentes mesures touchant directement au coût de la vie, et d’apparence souvent dérisoire » qui provoque « de véritables ondes de choc, caractéristiques de l’effet papillon » (l’article regorge d’exemples pays par pays de ces mesures). Il y a aussi une « déferlante de manifestations aux causes plus politiques, essentiellement autour de revendications démocratiques ». Plusieurs facteurs d’incertitude contribuent à cela dont notamment « le ralentissement global de l’économie, l’accroissement vertigineux des inégalités sociales et la crise de la démocratie représentative. (…) Dernier fait notable, la répression n’entraîne pas une baisse de la mobilisation. »

Dans un entretien avec le politiste Bertrand Badie, il nous explique que « c’est l’acte II de la mondialisation qui a commencé » en définissant le premier acte comme ceci : « l’acte Ier tenait à cette construction naïve qui s’est développée après la chute du mur de Berlin, faisant de la mondialisation le simple synonyme de néolibéralisme, concevant la construction du monde par le marché et marginalisant aussi bien le politique que le social. ». Il s’agirait donc du juste retour du balancier, qui avait pris forme par « la droitisation du monde », tel que défini par l’historien des idées François Cusset dans le livre du même nom.

Finalement, dans un éditorial intitulé « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie », Le Monde propose des pistes de solutions : « Il faut se réjouir de ce changement d’époque et aider les mouvements en cours à éviter les pièges du nationalisme, à déboucher sur un rééquilibrage en faveur du politique, du social et de l’environnemental, mais aussi à des réformes fiscales compensant les inégalités de revenus, à des mécanismes de solidarité renouvelés, à la construction de corps intermédiaires réellement associés au pouvoir, à des Etats plus soucieux du bien-être des populations déshéritées que de la rente de leurs dirigeants. »

Passons maintenant au discours du Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prononcé lors du Forum de Paris sur la paix le 11 novembre 2019. Dans celui-ci, Guterres évoque cinq risques globaux, qui me semblent tout à fait en lien avec les revendications observées dans ces soulèvements planétaires :

  1. Le danger d’une fracture économique, technologique et géostratégique.
  2. Une fissure du contrat social
  3. La fissure de la solidarité.
  4. La fissure entre la planète et ses habitants. 
  5. La fracture technologique. 

Finalement, pour affiner notre compréhension, le thème du superbe hebdomadaire « Le 1 » du mercredi 13 novembre 2019 était « Pourquoi les peuples se soulèvent ». En entrée de jeu, Julien Bisson déchiffre la situation en proposant quelques « fractures communes : crise de la démocratie représentative, creusement des inégalités, corruption endémique, monopolisation du pouvoir. »

Quant à Michel Foucher, géographe, il nous invite tout de même à ne pas généraliser trop vite : « Ce n’est pas parce que ces images sont tournées le même jour que ces soulèvements ont les mêmes causes ; chacun a sa genèse propre. Avec les médias sociaux adeptes du « présentisme » et les chaînes d’information en continu, un mouvement social devient une marchandise médiatique. »

Dani Rodrik et sa solution pour lutter contre le populisme politique

Publiée le 1er novembre dernier, on retrouve dans le journal Le Monde une lettre d’opinion de Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université Harvard. Intitulée « Le populisme économique, seul moyen de lutter contre le populisme politique », on y retrouve deux des raisons principales de la montée du populisme politique. Rodrik écrit :

Dani Rodrik
Photo by Andrzej Barabasz
[CC BY-SA 3.0]

Alors que les jeunes générations ont adopté les valeurs « postmatérialistes » qui promeuvent la laïcité, les libertés individuelles, l’autonomie et la diversité, les générations plus âgées se sentent de plus en plus aliénées, « étrangères dans leur propre pays ». Dans un raisonnement similaire, Will Wilkinson, du think tank américain Niskanen Center, souligne le rôle de l’urbanisation dans cette fracturation de la société en termes de valeurs culturelles (mais aussi de situations économiques).

Selon cette analyse, la montée du populisme politique viendrait donc d’un clivage entre générations et aussi d’une division entre urbains et non-urbains. Tout cela est probablement accéléré par le fait que le taux de participation des jeunes aux élections est faible. À ce propos, il faut lire notamment i) cet article sur le taux de participation des jeunes Français aux élections européennes et ii) cette analyse d’Élections Canada.

Quant à la solution de Rodrik pour lutter contre ce populisme politique, il propose la mise en place d’un « populisme économique ». Je peine à comprendre toutefois la différence entre sa proposition et les programmes issus de la social-démocratie (et autres propositions venant de traditionnellement des partis politiques de gauche).

Même Winston Churchill a ressenti les effets de l’accélération

Cette semaine, je commence la lecture de « The World Crisis: 1911-1918 », le récit sur la première guerre mondiale de sir Winston Churchill écrit entre 1923 et 1931. Le livre est publié en anglais aux éditions Simon & Schuster et en français aux Éditions Tallandier.

Au chapitre 2, un jeune Churchill (il avait 21 ans à l’époque) raconte son repas avec sir William Harcourt (1827-1904), un vieux politicien de l’époque victorienne :

Sir William Harcourt
By courtesy of the National Portrait Gallery, London, Public Domain

In the year 1895 I had the privilege, as a young officer, of being invited to lunch with Sir William Harcourt. In the course of a conversation in which I took, I fear, none too modest a share, I asked the question, « What will happen then? ». « My dear Winston, replied the old Victorian statesman, the experiences of a long life have convinced me that nothing ever happens ». Since that moment, as it seems to me, nothing has ever ceased happening.

Il est intéressant de lire cette réflexion de Churchill et de voir la différence entre ces deux générations de politiciens britanniques. Le premier (Harcourt) a l’impression qu’il ne passe jamais rien, le second (Churchill) ressentira de plein fouet l’accélération du vingtième siècle. D’ailleurs, le sociologue Hartmut Rosa, dans son livre « Accélération », identifie les deux décennies 1890-1910 comme la période de la première grande vague d’accélération. Il écrit :

Il règne dans le monde de la recherche un assez large consensus pour identifier deux grandes vagues d’accélération : tout d’abord, les deux décennies 1890-1910, à la suite de la révolution industrielle et de ses innovations techniques ont produit une révolution de la vitesse dans presque toutes les sphères de l’existence.

On voit donc que, à travers cette impression, Churchill avait bien capturé l’air du temps.

Une « vaccination politico-pédagogique massive » pour lutter contre le populisme

Dans le journal Le Monde du 20 avril 2019, critique du livre « Les Prophètes du mensonge » de Leo Löwenthal et Norbert Guterman. Celui-ci, publié à l’origine en 1949, détaille une étude de l’agitation fasciste des années 1940 aux États-Unis. Le livre faisait partie d’une série de cinq ouvrages sur des thèmes similaires. Cet extrait a particulièrement attiré mon attention :

Selon le rêve resté inabouti de Max Horkheimer [philosophe et social allemand à l’origine de la célèbre École de Francfortces livres étaient destinés à être réécrits, cette fois sous la forme de petits fascicules populaires qui, en cas de déchaînement antisémite ou autre, devaient être distribués » aux enseignants, aux élèves et aux politiciens. « L’idée était celle d’une vaccination politico-pédagogique massive, d’une “firebrigade” [« brigade d’incendie »]. » « Nous voulions – tout à fait dans l’esprit de la théorie critique – produire un travail de niveau scientifique, applicable en principe à la praxis politique. »

Cette idée d’une « vaccination politico-pédagogique massive » me semble extrêmement intéressante pour lutter contre le populisme ambiant. L’idée de fascicules et l’utilisation de passeurs sont encore à propos, mais je me demande quelles formes supplémentaires cette « vaccination » pourrait-elle prendre avec le numérique ? À réfléchir.

Plus de détails à propos de ce livre sur le site des Éditions La Découverte.