Lors d’une vidéoconférence récente avec des amis, tous issus de la première vague du Web, nous discutions de l’accélération du télétravail, évidemment causée par la nécessité du confinement.
À première vue, cette transition globale semble s’être faite très rapidement et efficacement, mais je crois que la réalité est tout autre. D’abord parce que plusieurs entreprises assument que leur personnel était prêt pour ce bouleversement. Les expertes et experts du travail à distance le disent : celui-ci vient avec un tout autre type de cultures, de méthodologies et de codes. De façon exagérée, ce sketch de l’émission Saturday Night Live met en lumière certains de ces enjeux. D’ailleurs, sachant la réalité souvent dramatique vécue par plusieurs personnes, cette vignette ne m’a pas fait rire, mais au contraire m’a ouvert les yeux à une réalité souvent oubliée par les gens qui exercent un métier lié à la technologie. De plus, la situation aujourd’hui est exceptionnelle et ne représente pas un contexte habituel de télétravail. La crise sanitaire et économique amène son lot de situations anxiogènes.
Capture d’écran de l’émission Saturday Night Live du 11 avril 2020
Dans ce cadre, les gestionnaires doivent aujourd’hui faire preuve d’une grande bienveillance envers leur équipe. Ils/elles doivent se mettre à la place d’autrui et accompagner leurs employé(e)s à travers la crise. Wikimedia, la société qui gère le site Wikipedia, a su montrer l’exemple dès le 16 mars en disant à leur équipe : « Le travail n’est pas la seule chose qui préoccupe les gens en ce moment. (…) Nous vous demandons de vous engager à travailler 50% de vos heures normales. Ce ne sont pas des vacances. Si les gens sont capables de travailler plus d’heures normales, notre mission en a besoin. Mais nous ne suivrons pas le temps travaillé. »
En même temps, les employeurs doivent guider et former leurs employé(e)s au travail à distance, leur apprendre les différents outils, les nouveaux codes, etc. Cela prendra du temps, mais ce temps d’apprentissage est nécessaire pour le bienfait des équipes. À ce propos, depuis le début de la crise, Scott Berkun prodigue d’excellents conseils de communication dans le contexte du télétravail. Enfin, nos espaces physiques de travail, nos bureaux risquent aussi de changer de forme dans un futur rapproché (voir cet article de FastCompany) et ce sera aussi aux gestionnaires d’accompagner leurs coéquipiers dans cette transformation.
Je terminerai ce billet en citant la philosophe Cynthia Fleury à propos du concept de la société du Care, « une société du « prendre soin » où on comprend que nos interdépendances sont des forces qui nous permettent de transformer le monde de la façon la plus créative et solidaire possible. » Elle ajoute :
Aujourd’hui, on pénètre dans un univers où la responsabilité collective, le fait de créer un comportement en accord avec le bien commun (…) est également important. Ça aussi, c’est typique des sociétés du Care : reconnaissance, valorisation des métiers du Care, culture d’empathie, culture solidaire, moins de compétition.
Ce concept me semble clé par les temps qui courent.
Une de mes théories préférées depuis une quinzaine d’années est que la culture internet qui, au départ était une culture plutôt marginale, une sous-culture, a fini par se répandre dans toute la population, amenant ainsi une nouvelle couche culturelle dans la société. Je mentionne souvent comme exemple notre désir actuel de tout personnaliser, un phénomène qui vient clairement de la culture numérique.
Dans le but de mieux comprendre cette intuition, je termine cette semaine le livre « The digital condition » du Dr Felix Stalder, théoricien des médias et professeur de culture numérique et de théorie des réseaux à la Zürich University of the Arts. Sortie en 2018, cette édition est la traduction en anglais de « Kultur der Digitalität » publiée en 2016. Martin Lessard, un ami et penseur du numérique de longue date, est celui qui m’a offert un exemplaire. D’ailleurs, n’est-ce pas génial ces ami(e)s qui vous offrent des livres qui vous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel on vit ? Enfin, je m’égare. Poursuivons.
Dans cet ouvrage, l’auteur tente de démontrer (ma traduction libre, comme toutes les phrases entre guillemets dans ce texte) que « la référentialité, la communauté et l’algorithmicité sont désormais les formes culturelles caractéristiques de la condition numérique » et que, à cause de cela, « les démocraties avancées sont confrontées à un choix profond: poursuivre leur longue glissade vers l’autoritarisme post-démocratique ou réinventer la démocratie pour la condition numérique. » Grosso modo, si je décode ses pensées, il dit que le monde numérique a une influence culturelle sur la société à travers trois grands axes et que celui-ci transforme l’espace politique. Il en résulte un impact sur nos modèles démocratiques classiques dont on doit tenir compte pour réinventer la démocratie au risque de la voir disparaître.
Pour comprendre la condition numérique, l’auteur nous explique d’abord ce qu’il veut dire par ses trois grands axes :
Référentialité
La référentialité, c’est l’acte de sélectionner des matériaux culturels existants et de les combiner pour créer, produire quelque chose de nouveau, créer du sens et se constituer. Ce phénomène émerge dans le contexte de masses ingérables de points de référence mobiles et sémantiquement ouverts. Tout ceci se déroule (p. 127) dans un environnement de « télécommunication omniprésente ». À la page 72, l’auteur nous donne un simple exemple de référentialité :
Avec chaque photo publiée sur Flickr, chaque gazouilli, chaque article de blogue, chaque article de forum et chaque mise à jour de statut, l’utilisateur [sélectionne et organise]; il ou elle communique aux autres: «Regardez par ici! Je pense que c’est important! » Bien sûr, le filtrage et l’attribution de sens n’ont rien de nouveau. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que ces processus ne sont plus menés principalement par des spécialistes des rédactions, des musées ou des archives, mais sont devenus des besoins quotidiens pour une grande partie de la population.
Stalder explique (p. 74) que la costumade (le « cosplay ») entre aussi dans ce concept et cite une analyse du Dr Nicolle Lamerichs : « La costumade est une forme d’appropriation qui transforme, actualise et interprète une histoire existante en lien étroit avec la propre identité du fan. »
II conclut sur la référentialité en écrivant (p.76) : « Dans une culture qui se manifeste dans une large mesure par la communication médiatisée, les gens doivent se constituer par de tels actes, ne serait-ce qu’en affichant des égoportraits (selfies). Ne pas le faire reviendrait à risquer l’invisibilité et à être oublié. »
Communauté
La communauté est un cadre de référence partagé collectivement par lequel le sens (ou les sens) peut être stabilisé, les pistes d’action possibles peuvent être déterminées et les ressources peuvent être mises à disposition. Cela a donné naissance à des formations communales qui génèrent des mondes autoréférentiels.
À la page 85, Stalder explique que « Les nouvelles formations communales sont des formes informelles d’organisation basées sur l’action volontaire. » Il ajoute (p. 88) que « dans toutes les nouvelles formations communales, chacun est censé représenter ses propres intérêts » et que cette « attente d’authenticité est pertinente car elle crée un minimum de confiance. » L’auteur nous apprend (p. 89) que les individus des sociétés occidentales « se définissent de moins en moins par leur famille, leur profession ou un autre collectif stable, mais plutôt de plus en plus en fonction de leurs réseaux sociaux personnels; c’est-à-dire selon les formations communales dans lesquelles ils sont actifs en tant qu’individus et dans lesquels ils sont perçus comme des personnes singulières. »
Il conclut en écrivant (p. 96) que les protocoles (des ensembles de règles communes) sont nécessaires dans les communautés « elles permettent aux acteurs de se rencontrer en face à face au lieu de nouer des relations hiérarchiques entre eux. » « Les protocoles sont à la fois volontaires et contraignants. »
Algorithmicité
L’algorithmicité se caractérise par des processus décisionnels automatisés qui réduisent et donnent forme à la surabondance d’informations, en extrayant les informations du volume de données produites par les machines. Ces informations extraites sont alors accessibles à la perception humaine et peuvent servir de base à une activité singulière et communautaire.
Stalder explique ce qu’est un algorithme, leur émergence et pourquoi ceux-ci sont déployés de plus en plus. Venant du monde de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle, je connaissais beaucoup de ces concepts. Par contre, j’ai bien aimé son point de vue à propos des plaintes que l’on entend souvent sur les algorithmes. À la page 144, il écrit : « le problème n’est pas les algorithmes eux-mêmes, mais plutôt le cadre capitaliste et post-démocratique spécifique dans lequel ils sont mis en œuvre. Ils ne deviennent un instrument de domination que lorsque les activités ouvertes et décentralisées sont transférées dans des structures fermées et centralisées dans lesquelles des pouvoirs de décision fondamentaux et étendus sont intégrés. » Citant le professeur de droit Frank Pasquale, on parle alors de société opaque (« black- box society »). Il ajoute (p. 167) que « les données ouvertes sont une condition préalable importante pour mettre en œuvre la puissance des algorithmes de manière démocratique. »
La politique
Le dernier chapitre du livre présente les réflexions de l’auteur à propos des impacts de la condition numérique sur le monde politique. Stalder identifie deux grands développements politiques opposés : la postdémocratie et les communs. Il ajoute (p. 127) : « La première s’oriente vers une société essentiellement autoritaire, tandis que la seconde s’oriente vers un renouveau radical de la démocratie en élargissant le champ de la décision collective » et que ceux-ci « mènent finalement à une nouvelle constellation politique au-delà de la démocratie représentative libérale. » Pour fin de compréhension, notez que le commun est (selon Wikipédia) « une ressource partagée, gérée, et maintenue collectivement par une communauté ».
Il explique au cours du chapitre que ce risque de postdémocratie émerge à cause de plusieurs facteurs comprenant notamment les gouvernements technocrates (qui misent sur l’efficacité plutôt que la démocratie), l’émergence des médias sociaux fermés et propriétaires qui centralisent les données et l’information (et favorisant ainsi la manipulation), et les algorithmes opaques.
Pour ce qui est des communs, Stalder explore trois différentes dimensions : « La première concerne les «ressources communes» (common pool resources); c’est-à-dire des biens qui peuvent être utilisés en commun. La deuxième dimension est que ces biens sont administrés par les « participants » (commoners); c’est-à-dire par les membres des communautés qui produisent, utilisent et cultivent les ressources. Troisièmement, cette activité donne lieu à des formes de «mise en commun» (commoning); c’est-à-dire aux pratiques, normes et institutions développées par les communautés elles-mêmes. »
Le commun n’est pas un nouveau concept, mais la condition numérique l’amène à un autre niveau. En effet, le commun (p. 153) « peut être organisé beaucoup plus efficacement avec les technologies numériques. Ainsi, l’idée de participation et d’organisation collectives au-delà des petits groupes n’est plus seulement une vision utopique. » En voici ses principales caractéristiques selon l’auteur :
Les communs « ne sont pas structurés par l’argent mais plutôt par la coopération sociale directe » (p. 152)
« ils sont également fondamentalement distincts des bureaucraties qui sont organisées selon des chaînes hiérarchiques de commandement. » (p. 152)
Une des dynamiques centrales des communs : il est normal que « quelqu’un prenne quelque chose pour son propre usage dans les ressources mises en commun, mais il est entendu que quelque chose d’autre sera créé qui, sous une forme ou une autre, refluera dans l’ensemble des ressources disponibles pour tous. » (p. 153)
« La communication sociale entre les membres est le moyen le plus important d’auto-organisation. Cette communication vise à parvenir à un consensus et à l’acceptation volontaire des règles négociées, car ce n’est que de cette manière qu’il est possible de maintenir le caractère volontaire de l’accord et de maintenir les contrôles internes au minimum. » (p. 153)
« L’économie n’est pas comprise comme un domaine indépendant qui fonctionne selon un ensemble différent de règles et avec des externalités, mais plutôt comme une facette d’un phénomène complexe et complet avec des dimensions commerciales, sociales, éthiques, écologiques et culturelles entrelacées. » (p. 154)
« Ceux qui contribuent le plus à la fourniture de ressources devraient également être en mesure de déterminer leur évolution future, ce qui représente une incitation importante pour ces membres à rester dans le groupe. » (p. 155)
« Il est nécessaire de contrôler le respect des règles au sein des biens communs et d’élaborer un système de sanctions échelonnées. » (p. 155)
« Dans tous les communs à succès, les relations sociales diverses, la confiance mutuelle et une culture commune jouent un rôle important en tant que conditions préalables à la résolution consensuelle des conflits. » (p. 160)
« Le don [d’argent] est compris comme une opportunité d’apporter une contribution sans avoir à investir beaucoup de temps dans le projet. Dans ce cas, le don d’argent n’est donc pas l’expression d’une charité mais plutôt d’un esprit communautaire; ce n’est qu’une des nombreuses façons de rester actif dans un commun. » (p. 165)
Le vote est rarement utilisé . Plutôt, « l’accent [est] mis sur la construction d’un consensus qui ne doit pas être parfait, mais simplement assez bon pour que la grande majorité de la communauté le reconnaisse (un «consensus approximatif», rough consensus). » (p. 166)
La transparence complète des processus internes
Felix Stalder termine son livre en nous offrant trois exemples de communs qui bénéficient et utilisent la condition numérique :
Le récent mouvement citoyen en Allemagne qui proposait de « recommunaliser l’approvisionnement de base en eau et en énergie. Son objectif n’était pas simplement de déplacer la structure de propriété du privé au public. » L’intention était de réorienter les institutions pour qu’elles tiennent compte des facteurs démocratiques, écologiques et sociaux, en plus des critères économiques.
Ma conclusion
J’ai bien aimé cette lecture qui m’a permis d’analyser la condition numérique sous ses trois axes principaux. Je soupçonne qu’il y a en possiblement d’autres. Toutefois, la grande force du livre est de m’avoir présenté au concept des communs. Je pense qu’il y a certainement une véritable piste de réflexion pour redynamiser la démocratie. Par contre, le livre m’a laissé sur ma faim lorsqu’est venu le temps de creuser les exemples. Il va falloir que continue ma recherche dans ce domaine.
D’ailleurs, il semble que ce renouveau s’exprime d’abord à l’échelle des villes. J’ai croisé au cours des deux dernières semaines plusieurs articles encore non lus, mais qui alimenteront mes réflexions. Je vous laisse la liste ici si vous voulez poursuive ces lectures.