Ce qui s’est produit au cours du dernier siècle est pourtant plus qu’évident. La machine traditionnelle se fondait sur l’imitation de l’organisme physique: selon la thèse d’Ernst Kapp, toute machine est la projection d’un organe
anatomique à l’extérieur du corps humain. Les nouvelles machines se fondent au contraire sur l’imitation de la vie psychique, peu importe qu’il s’agisse d’intelligence, de calcul, d’imagination de sentiment, etc.(…)
Le développement de ces nouvelles technologies est venu répondre a une profonde exigence anthropologique, morale et politique : l’invention des
ordinateurs. des téléphones portables et des technologies qui en font des plateformes collectives de production et de partage de l’intimité n’est pas une coincidence résultant de quelques découvertes contingentes, mais une construction consciente qui se développe à partir d’un Kunstwollen, une volonté artistıque et anthropologique très précise. Toutes ces machines sont en fait des formes symboliques qui répondent a une exigence morale : celle de la construction du sujet.(…)
C’est cela que sont les réseaux sociaux : une sorte de roman collectif à ciel ouvert, dans lequel tout le monde est à la fois auteur, personnage et lecteur de la façon dont sa propre vie s’entrelace dans celles des autres. Ils sont une forme augmentée et étendue de littérature. Augmentée parce que la fracture propre de la littérature qui sépare les personnages des auteurs et des spectateurs y est abolie. Réalité et fiction n’y sont ainsi plus opposees.
(…)
Facebook et Instagram, cela dit, incarnent un paradoxe: celui d’une réalité ayant besoin d’être interprétée, mise en scène, qui doit devenir fiction pour être plus réelle qu’elle ne l’est, et celui d’une fiction qui ne sert pas à conduire l’imagination vers un ailleurs, vers des mondes inconnus et des vies alternatives, mais qui doit permettre à celui qui l’imagine de coïncider le plus possible avec ce qu’il est. La vie se fait autofiction devant servir à devenir ce que l’on est. Le sujet est le gardien de ce paradoxe : il est d’un côté le dramaturge d’une vie réelle, dont le théấtre coïncide avec le monde sous les yeux de tous ; d’un autre côté, il est l’interprète d’une vie qui est aussi écrite et composée par les autres.
Emanuele Coccia, « Philosophie de la maison », Rivages, 2025, pp. 128-130, 132-133




