Le pouvoir de raisonner n’est pas suffisant pour éviter les préjugés

La philosophie est d’une aide précieuse pour nous aider à décoder la société, mais ça ne mets pas ses praticiens à l’abri de travers importants. Le philosophe Nigel Warburton nous rappelle que le pouvoir de raisonner, l’intellect, n’est pas suffisant pour éviter les préjugés :

Many of us would like to believe that intellect banishes prejudice. Sadly, this is itself a prejudice. Great philosophers—those doyens of reason—have a miserable and mostly hidden record on racism.

(…)

If intellect doesn’t inoculate against fear of difference, what will? Empathy, compassion, imagination and a recognition of common humanity.

Effectivement, l’empathie joue un rôle important dans la compréhension de l’autre, comme l’écrivait Edgar Morin (cité dans ce billet de mars 2019)

L’art de la démystification des idées fausses

Toujours tiré du superbe livre « Des têtes bien faites: Défense de l’esprit critique« , le chercheur en sciences cognitives Nicolas Gauvrit (citant les travaux de Man-Pui Chan et ses collaborateurs de l’université de l’Illinois) nous propose trois recommendations pour démystifier (debunk) les idées fausses :

D’abord, éviter les situations qui pousseraient les interlocuteurs à développer des arguments en faveur de leur hypothèse – cela suppose notamment d’éviter les arguments adverses, même pour montrer qu’ils sont faux, sauf si on le précise avant de les énoncer. Ensuite, favoriser à l’inverse la réflexion sur le message que nous voulons faire passer. Cela signifie qu’il faut être précis, donner des détails et encourager la critique et la réflexion de l’interlocuteur. Enfin, apporter de nouvelles informations, correctes et inconnues de l’interlocuteur… tout en gardant en tête qu’on ne peut guère espérer d’effet spectaculaire dans cette lutte ardue contre les idées fausses…

Comme on peut le voir, il n’est pas simple de s’attaquer aux croyances fausses. Cela nécessite une bonne compréhension psychologique du phénomène. Je note surtout le besoin d’éviter les arguments adverses. Dans ce contexte, se pourrait-il que les médias qui ont déployé des journalistes « debunkers » de fausses nouvelles fassent fausse route en leur donnant une exposition supplémentaire?

Edgar Morin : « une culture doit à la fois s’ouvrir et se fermer »

Superbe extrait du livre « Dialogue sur la nature humaine », une discussion entre Boris Cyrulnik et Edgar Morin :

Une culture doit à la fois s’ouvrir et se fermer. Se fermer dans le sens où elle doit maintenir sa structure, son identité – parce que l’ouverture totale est la décomposition. Mais s’ouvrir reste la seule façon de s’enrichir, c’est-à-dire intégrer du nouveau sans se laisser se désintégrer. (…)

Au fond, tout le problème est là : la grande menace est la refermeture. Sur le plan mental, quel est le danger aujourd’hui ? C’est le fragment – le fragment nationaliste – qui veut se considérer comme la seule vraie totalité; c’est le refermement culturel, national et religieux qui oublie la solidarité avec les voisins et, plus largement, avec toutes les autres sociétés humaines. (…)

[à cela], il faut opposer le discours du rassemblement, de la connexion, de la communication et de l’empathie, de la communauté et de la communion…

Edgar Morin, philosophe

Source : Dialogue sur la nature humaine, Boris Cyrulnik, Edgar Morin, L’aube Eds De, 06/2004

Pour certains, les décisions politiques sont une question de vie ou de mort

Extrait du livre « Qui a tué mon père » d’Édouard Louis, qui nous rappelle combien les décisions politiques peuvent être une question de vie ou de mort, de bonheur ou de malheur, de bien-être ou de souffrance.

Chez ceux qui ont tout, je n’ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m’en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi : les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.

Édouard Louis, « Qui a tué mon père »

Pierre-Henri Tavoillot à propos de la démocratie

À l’occasion de la sortie du livre « Comment gouverner un peuple-roi ? » du philosophe Pierre-Henri Tavoillot, Florent Georgesco en fait la critique dans Le Monde et nous rappelle comment la démocratie est un exercice imparfait, mais fondamental.

Nous sommes secoués ? Réveillons-nous ! Nous ne savons plus pourquoi nous sommes démocrates ? Magnifique occasion de pousser le doute à ses extrémités, pour en sortir ou non, peu importe. Au bout du compte, on sera plus lucide. (…)

le bavardage démocratique peut se perdre, et se perd, en réalité, très souvent, dans le brouhaha. Mais, à condition de le rendre réellement démocratique, c’est-à-dire de le transformer en délibération entre égaux, il est le mode d’exercice de la liberté du peuple et, au-delà, une manière pour celui-ci, réalité complexe dont le livre examine les multiples sens potentiels, de se constituer comme tel. (…)

La démocratie, conclut PierreHenri Tavoillotc’est l’extension du domaine de l’adulte », « la civilisation des grandes personnes ». C’est découvrir, à l’usage, que la vie est quelque chose qui vacille, et qu’il y d’autres initiation à mener qu’à ce vacillement même, qu’à l’incertitude et à l’inabouti.

À travers ce texte, on peut commencer à comprendre pourquoi une partie de la population s’intéresse au discours des autocrates. Celui est peut être plus confortable car situé hors de l’ambiguïté des discours et délibérations démocrates. Mais ce discours autocratique mène directement loin de la véritable démocratie.

Comment nos repères peuvent mener à un attachement aux fausses croyances

Je viens de finir la lecture du livre « Des têtes bien faites: Défense de l’esprit critique« . Dans cet ouvrage, philosophes et chercheurs exposent les failles mentales qui nous rendent vulnérables aux erreurs de raisonnement. J’ai adoré! En voici d’ailleurs un extrait d’un chapitre intitulé « L’attachement obstiné aux croyances fausses », qui nous explique le besoin d’avoir des repères dans un monde où nos capacités cognitives sont limitées alors que les domaines couverts par nos croyances sont gigantesques :

Notre état normal d’ignorance vis-à-vis de notre environnement et d’incertitude vis-à-vis de la vérité de nos croyances peut être compensé par l’acquisition de repères. On appellera ici « repères » à la fois les croyances dont a éprouvé les fondements et les sources de croyances dont on considère qu’elles sont fiables, qu’il s’agisse de personnes ou d’institutions comme des journaux ou autres médias.

Anouk Barberousse, philosophe

Par contre, l’adoption de ces repères peut entraîner des effets pervers comme l’explique un peu plus loin Anouk Barberousse :

Comme le choix d’un repère est coûteux du point de vue cognitif, si l’on a choisi un repère faux ou indigne de confiance, on répugnera à l’abandonner, d’où l’attachement. Abandonner l’un de ses repères oblige non seulement le sujet à reprendre l’enquête visant à déterminer quels repères potentiels sont fiables, mais encore à se dédire, ce qui peut avoir un coût social important, (…)

Anouk Barberousse

À mon avis, une meilleure compréhension des repères qui nous influencent nous permettra certainement d’éviter notre propres angles morts. De plus, essayer d’identifier les sources d’influence de nos interlocuteurs pourra aussi nous aider à mieux les comprendre. Mais y a-t-il vraiment moyen de faire une liste exhaustive de ces repères?

Edgar Morin, la politique et la démocratie

Il ne faut pas oublier que la démocratie est, en profondeur, l’organisation de la diversité. Une démocratie suppose et nécessite des points de vue différents, des idées qui s’affrontent. Ce n’est pas seulement la diversité, c’est la conflictualité. Mais la grande différence avec les conflits physiques – qui se terminent par des destructions et des morts – c’est que la démocratie est un mode de régulation du conflit à travers des joutes oratoires, parlementaires ou autres, avec un certains nombres de règles auxquelles elle doit obéir.

Edgar Morin, philosophe

Je retiens quelques notions dans ce court paragraphe. D’abord, que conflit n’égale pas nécessairement violence. Ensuite, que la démocratie demande que les idées s’affrontent pour éviter justement la violence physique.

Source : Dialogue sur la nature humaine, Boris Cyrulnik, Edgar Morin, L’aube Eds De, 06/2004