La définition originelle de vie privée

Suite de la lecture de « Condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt [1906-1975], à la page 76, on y retrouve un détail intéressant sur l’origine de l’expression « vie privée ». Explications d’Hannah Arendt :

Dans la pensée antique tout tenait dans le caractère privatif du privé, comme l’indique le mot lui-même ; cela signifiait que l’on était littéralement privé de quelque chose, à savoir de facultés les plus hautes et les plus humaines. L’homme qui n’avait plus d’autre vie que privée, celui qui, esclave, n’avait pas droit au domaine public, ou barbare, n’avait pas su fonder ce domaine, cet homme n’était pas pleinement humain. Quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé. Toutefois, ce qui paraît plus important encore, c’est que de nos jours le privé s’oppose au moins aussi nettement au domaine social (inconnu des Anciens qui voyaient dans son contenu une affaire privée) qu’au domaine politique proprement dit. Événement historique décisif : on découvrit que le privé au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement, plus authentiquement lié.

Pour encore plus clarifier les pensées de la philosophe allemande, ajoutons ces réflexions de Favilla sur le site du journal « Les Echos » :

Alors que, de nos jours, la vie privée est le lieu par excellence de la liberté et de l’individualité, les Grecs considéraient, à l’inverse, la vie privée comme le domaine de la contrainte et du conformisme tandis que seule la vie politique permettait l’affirmation de l’individu en toute liberté.

Il faut dire que, chez les Grecs, tout ce qui concernait la gestion de la survie et la production des richesses était du domaine privé, affaire de famille. Ainsi libéré des soucis matériels, le citoyen pouvait se consacrer à la politique, réservée à l’expression des grands projets et à la construction du futur. 

Avec tous les débats actuels sur la vie privée, notamment causés par les abus des grandes sociétés technologiques, on est aujourd’hui bien loin de cette définition des Grecs. Le rêve de l’agora moderne, cette composante essentielle de la démocratie dans la cité, qui aurait pu atteindre des niveaux jamais vus grâce aux médias sociaux, n’est plus. Le modèle d’affaires basé sur la publicité et sur le microciblage l’a tué. La vie privée moderne nous semble aujourd’hui beaucoup plus attrayante que la vie publique, que la vie politique. À ce sujet, je note le commentaire de l’ami Clément Laberge dans un billet hier :

Mais j’ai l’impression que c’est devenu trop dur d’avoir du fun dans cette politique-là. Trop de trop vite, trop à peu près, tout le temps. Pas d’espace ni de temps pour respirer. Encore moins pour réfléchir. Il faut toujours faire ce qu’on peut tout en sachant que ce sera trop peu… et tout ça sous l’impitoyable jugement des médias sociaux.

Clément mentionne ce phénomène d’accélération (traité maintes fois dans ce blogue) qui nuit particulièrement à politique, car celle-ci se déroule dans le temps long. Je pense tout de même que, tel le phénix, le rêve originel des médias sociaux, celui d’outil catalyseur de conversation constructive et de grande démocratie, renaîtra des cendres de cette première vague. Quelle forme cela prendra-t-il ? J’ai des pistes de réflexion, mais ce n’est pas tout à fait clair. Par contre, je sais que, déjà, des créateurs et créatrices y réfléchissent et je vous garantis dès aujourd’hui que ça ne ressemblera pas à Facebook.

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