Hannah Arendt : « Une vie passée entièrement en public devient superficielle »

Poursuite de la lecture de « Condition de l’homme moderne » de la philosophe Hannah Arendt. À la page 113, Arendt explore les caractéristiques du privé. Elle écrit :

La seconde des grandes caractéristiques non privatives du privé, c’est que
les quatre murs de la propriété privée offrent à l’homme la seule retraite sûre
contre le monde public commun, la seule où il puisse échapper à la publicité,
vivre sans être vu, sans être entendu. Une vie passée entièrement en public,
en présence d’autrui, devient comme on dit superficielle. Tout en restant
visible, elle perd la qualité de le devenir à partir d’un fond sombre qui doit
demeurer caché à moins de perdre sa profondeur en un sens non subjectif
et très réel.

Au moment où le New York Times dévoile l’ampleur des informations amassées par les firmes de données géolocalisées (l’article mentionne le nom de certaines de ces firmes), ces réflexions d’Hannah Arendt sont extrêmement pertinentes. En effet, le Times a mis la main sur un fichier qui contient plus de 50 milliards de pings de localisation depuis les téléphones de plus de 12 millions d’Américains alors qu’ils se déplaçaient dans plusieurs grandes villes aux États-Unis. Et grâce à ces données, «dans la plupart des cas, il a suffi de déterminer un domicile et un bureau pour identifier une personne. » Le Times donne un exemple précis :

Dans un cas, nous avons observé un changement dans les déplacements réguliers d’un ingénieur de Microsoft. Un mardi après-midi, il a visité le campus principal d’Amazon, un concurrent de Microsoft. Le mois suivant, il a commencé un nouvel emploi chez Amazon. Il a fallu quelques minutes pour l’identifier comme Ben Broili, un gestionnaire désormais chez Amazon Prime Air, un service de livraison par drones.

L’article conclut comme suit :

Nous vivons dans le système de surveillance le plus avancé au monde. Ce système n’a pas été créé délibérément. Il a été construit par l’interaction entre le progrès technologique et le profit. Il a été construit pour gagner de l’argent. Le plus grand tour de passe-passe des entreprises technologiques a été de persuader la société de se surveiller elle-même.

Tout cela est bien inquiétant (et devrait alarmer nos concitoyen.nes et gouvernements), mais au-delà de notre partage d’information souvent très personnelle dans les médias sociaux, au-delà du risque de perte de notre vie privée à cause de nos déplacements facilement géolocalisables, Arendt nous invite à nous questionner sur une perte de sens liée à cette vie désormais passée entièrement en public.

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