La philosophie, une menace pour les « politiciens de la colère » ?

Vu sur Twitter le 26 avril dernier, ce message du président du Brésil (dont les positions sont classées généralement à l’extrême droite de l’échiquier politique) annonçant la fin du financement des programmes de philosophie et sociologie. Son annonce peut être simplement décodée sous l’angle libertaire, il mentionne notamment que c’est le rôle du gouvernement de bien dépenser l’argent des contribuables.

Mais le philosophe Jason Stanley propose aussi une autre interprétation, que grosso modo, il s’agit d’une décision anti-intellectuelle, typiquement fasciste.

Pour ma part, j’utilise la philosophie dans ce blogue (voir mon billet inaugural) pour décoder justement la montée de ces politiciens de la colère » (dixit Zygmunt Bauman). On pourrait donc s’imaginer que la philosophie représente une menace pour cette frange politique, une arme intellectuelle contre la démagogie.

Les pièges de la « démocratie directe numérique »

« La force et la résilience du futur Mouvement Cinq Etoiles proviendront de cette combinaison inédite,écrit Empoli, _le populisme traditionnel épouse l’algorithme et accouche d’une machine politique redoutable_. »  (…)

les 163 parlementaires élus lors des élections de 2013 sur les listes du Mouvement Cinq Etoiles signent l’engagement de communiquer à la société de Casaleggio les mots de passe de leurs boîtes mail et de leurs profils sur Facebook. Le Parlement ne sert à rien, professent les grands manipulateurs. Dans la démocratie authentique, la souveraineté populaire, ne se délègue pas. D’où le mélange détonnant entre des procédures de démocratie directe, via les sites collaboratifs dévolus au mouvement, et le contrôle total, exercé par ses dirigeants.  (…)

Pour Giuliano da Empoli, nous sommes passés d’une ère politique newtonienne à une ère quantique. Les « ingénieurs du chaos » ont compris l’énorme potentiel utilisable dans la colère des peuples, leur volonté de « reprendre le contrôle ».

Dans ce court reportage de l’émission « Le tour du monde des idées« , à l’occasion de la sortie du livre « Les ingénieurs du chaos » de Giuliano da Empoli, on nous explique la mécanique qui a mené à l’arrivée au pouvoir du parti populiste Mouvement Cinq Étoiles en Italie. On comprend bien que la promesse d’une démocratie directe n’est qu’en fait un écran de fumée.

Pour certains, les décisions politiques sont une question de vie ou de mort

Extrait du livre « Qui a tué mon père » d’Édouard Louis, qui nous rappelle combien les décisions politiques peuvent être une question de vie ou de mort, de bonheur ou de malheur, de bien-être ou de souffrance.

Chez ceux qui ont tout, je n’ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m’en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi : les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.

Édouard Louis, « Qui a tué mon père »

Du besoin d’empathie pour découvrir les autres

Cet entraînement à se mettre à la place d’un autre – ce que les philosophes nomment l’empathie – est un concept que je crois très utile, qu’on devrait en tout cas dépoussiérer, surtout avec les circonstances politiques qui sont en train de se dessiner. Car se mettre à la place d’un autre, c’est s’enrichir, mais c’est effort, c’est aller à la découverte d’un nouveau continent mental, d’une nouvelle manière de penser, d’une nouvelle manière d’être homme.

Edgar Morin, philosophe

Effectivement, voilà une aptitude importante à développer, pour mieux comprendre les autres et mieux décoder notre époque. D’ailleurs, si vous voulez en lire plus sur l’histoire de l’empathie, je vous dirige vers cette émission de France Culture de 2012.

Source : Dialogue sur la nature humaine, Boris Cyrulnik, Edgar Morin, L’aube Eds De, 06/2004

La puissance de l’effet gourou

L’effet gourou, c’est le fait qu’on a tendance à croire n’importe quoi quand ça vient d’une figure d’autorité. (…) Ça revient à croire qu’un discours qui ne veut absolument rien dire est profond. C’est un levier formidable pour ceux qui veulent développer le « bullshit » et se faire passer pour des experts en tout et n’importe quoi. (…) Ça vient de la charité interprétative. À priori, normalement, dans les discussions habituelles avec les gens, on assume que c’est vrai et que c’est informatif. (…) Et si en plus c’est quelqu’un qui est expert du domaine, ça doit être profond en plus. (…)

Pour se prémunir de cela, il faut être capable de repérer les situations à risque et de suspendre son jugement. Quand on ne comprend pas une phrase venant de quelqu’un qu’on estime très intelligent et profond, on peut apprendre à dire « sur cette phrase là, je suspend mon jugement ».

Nicolas Gauvrit, psychologue et mathématicien français spécialisé en science cognitive

Très intéressant ce concept d’effet gourou, tel que défini à l’origine par Dan Sperber, anthropologue, linguiste et chercheur en sciences cognitives. D’ailleurs, plusieurs personnes soulignent que les sources d’expertises traditionnelles sont en perte de confiance depuis quelques années. Peut-être est-ce dû en partie à cet effet gourou et l’abus de « bullshit »? Notamment, je notais il y a quelques semaines l’impact des personnalités publiques sur la propagation des infox. Vous pouvez d’ailleurs en lire plus sur l’effet gourou ici (fichier .pdf).

Source : Comment former notre esprit critique ?, La Grande table, France Culture, 17 janvier 2019

Baudrillard et les conséquences de l’indifférence politique

Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une indifférenciation politique, qui ne serait pas forcément le dernier mot de l’histoire, avec, à un moment donné, un retournement, une haine de… Peut-être que les dernières pulsions sont contre l’histoire, contre le politique. Peut-­être que ce qui fait événement maintenant se fabrique non plus dans le sens de l’histoire ou dans la sphère politique, mais contre. Il y a une désaffection, un ennui, une indifférence, qui peuvent brusque­ment se cristalliser de façon plus violente, selon un processus de passage instantané à l’extrême, s’accélérer aussi. L’indiffé­rence n’est pas du tout la mer d’huile, l’encéphalogramme plat. L’indifférence est aussi une passion. (…) L’indifférence décrit une situation originale, nouvelle qui n’est pas l’absence ou le rien. Les masses, par exemple, sont des corps indifférents, mais il y a des violences ou des virulences de masses. L’indifférence, ça fait des dégâts. Le terme indifférence peut paraître plat, mais il peut aussi passer à l’état incandescent. Il y a certainement une violence de l’indifférence.

Jean Baudrillard, philosophe

Encore un texte de Baudrillard qui semble avoir été écrit tout récemment. On peut y comprendre que le désengagement politique ne date pas d’hier et que celui-ci peut mener à plusieurs formes de violence.

Source : Jean Baudrillard : « La haine peut être une ultime réaction vitale », Nouveau Magazine Littéraire, Été 1994.

Aurélie Filippetti: il faut donner aux gens les outils qui permettent de distinguer ce qui est l’opinion de ce qui est une vérité scientifique

Aujourd’hui, il y a quasiment une impossibilité de continuer à faire de la politique si on refuse d’entrer dans un certain jeu de manipulation d’opinions. Alors, on peut le faire pour de bonnes ou de mauvaises de raisons, mais ça devient extrêmement compliqué de refuser de jouer le jeu des réseaux sociaux, des tweets en permanence et des chaines d’infos en continu.

(…)

Ce qui est aujourd’hui absolument difficile et déterminant, c’est qu’il y a une forme de confusion entre l’égalité et le relativisme culturel, l’idée que tout se vaut. Non, tout ne se vaut pas. Les opinions se valent, mais tout n’est pas opinion. Il y a des affirmations qui reposent sur des raisonnements hypothético-déductifs, sur des vérités scientifiques et il y a des procédures qui permettent de distinguer ce qu’est une opinion et ce qu’est une vérité scientifique.

(…)

La difficulté, c’est comment donner aux gens les outils pour permettent de distinguer ce qui est l’opinion de ce qui est une vérité scientifique. Ça peut être une vérité scientifique des sciences dures, mais il faut rappeler la légitimité des sciences sociales.

Aurélie Filippetti, femme politique, romancière, ancienne ministre de la Culture

Source : « Infox. Pacte de Marrakech/ Traité d’Aix la Chapelle : la saison des mensonges ?« , L’esprit public, France Culture, 27 janvier 2019

Philippe Manière: les trois phénomènes qui expliquent la montée des infox

Par MEDEF — Philippe Manière, CC BY-SA 2.0

ÉMILIE AUBRY : Ces fake news, ou infox, ou mensonges, qu’est-ce qu’ils nous disent de l’époque, des politiques et aussi de nos peurs?

PHILIPPE MANIÈRE : Vous avez raison, ils parlent des trois. Je trouve cela extrêmement troublants, parce que sincèrement, peu d’entre nous auraient imaginés il y a seulement cinq ans, que l’on allait se trouver dans une situation où la vérité factuelle allait être à ce point relativisée, considérée comme une possibilité parmi d’autres.

(…)

Alors, comment on en est arrivés là? Toutes ces questions de bulle cognitive, d’enfermement dans des pensées qui peuvent être complètement fausses, mais qui tiennent chaud parce qu’on a le sentiment que tout le monde pense pareil. Il y a le doute, la défiance, qui s’est installé vis-à-vis tout ce qui ressemble à un expert ou à dirigeant. (…) Mais il y a quelque chose qui me semble encore plus troublant intellectuellement, qui est cette espèce de confusion entre deux choses, qui sont d’une part (…) l’accès égal à l’expression (beaucoup plus de gens qu’avant peuvent s’exprimer) avec quelque chose qui n’a rien à voir qui est l’égale validité des opinions. (…) Il est très difficile de faire comprendre à un très grand nombre de nos contemporains que ce n’est pas parce que tout le monde peut s’exprimer également que toutes les opinions se valent. Et que précisément au regard des faits, précisément au regard du raisonnement hypothético-déductif et la raison, il y a des opinions qui sont valides et d’autres qui sont invalides. Il y a des sujets sur lesquels on peut avoir des opinions divergentes et il y a des sujets sur lequel le spectre des opinions admissibles dans un débat honnête est limité par la réalité des faits.

Philippe Manière, directeur du cabinet de conseil Footprint

Source : « Infox. Pacte de Marrakech/ Traité d’Aix la Chapelle : la saison des mensonges ?« , L’esprit public, France Culture, 27 janvier 2019

Christian Salmon: « On est face à des événements, que Baudrillard appelait des événements voyous »

La situation est paradoxale parce qu’avec la crise de la souveraineté étatique, vous avez d’un côté des pouvoirs sans visage. On a découvert à l’occasion de la crise grecque ce groupe européen sans statut, sans vote, qui dirige en fait la politique. Et nous avons des visages sans pouvoir qui sont nos chefs d’état. Ils peuvent faire illusion pendant un certain temps et c’est ce qu’a essayé de faire Emmanuel Macron en rechargeant la fonction présidentielle avec de la littérature. Tous ses discours, dès sa première apparition devant les Tuileries, c’est une sorte de « Baudrillard-ready », de présidence symbolique, détachée de tout enracinement réel, une sorte de politique spectrale. C’est le pouvoir au-delà même de la puissance d’agir qui n’est plus que virtualité, représentation.

(…)

Je suis plutôt baudrillardien que nostalgique. La dimension politique a perdu toute fonction. On est en transition entre deux grandes crises qu’on pourrait situer entre 1989 et la crise de 2008, qui déshabille complètement la fonction politique. La puissance d’agir s’est transformée en volontarisme impuissant. On a des états qui sont désarmés d’où la montée des populismes mais qui sont au fond des sortes de révoltes liées à l’insouveraineté. Tout est spectral. La gouvernance est spectrale, l’opposition, la subversion, la révolution est aussi spectrale. On est face à des événements, que Baudrillard appelait des événements voyous. Des événements qui ne correspondent pas à une rationalité, y compris dans le mouvement des Gilets jaunes. On le voit qu’il y a une sorte de parodie d’insurrection.

Christian Salmon, écrivain

Pour mieux comprendre ce concept d’événements voyous, je vous renvoie au brillantissime article de Jean Baudrillard, « Place aux événements voyous » publié en 2006 dans Libération. Dans celui-ci, Baudrillard nous explique que les événements voyous sont des « événements complices, plus ou moins aveugles, d’événements imprévisibles, récalcitrants ». Il ajoute « Là, le système, qui n’a sans doute plus rien à craindre de la révolution, ferait bien de se méfier de ce qui se développe ainsi dans le vide. Car plus s’intensifie la violence intégriste du système, plus il y aura de singularités qui se dresseront contre elle, plus il y aura d’événements voyous. « 

Source: entrevue à l’émission Signes des Temps (France Culture) sur « L’effondrement des récits« 

« Le plus grand danger pour l’information publique est peut-être la tendance croissante des personnalités publiques à prendre des libertés avec la vérité »

Se basant sur des données en provenance de Twitter, une étude récente de l’université de Sheffield semble démontrer que les mensonges des politiciens jouent un rôle très important dans la création et la diffusion d’infox (les « fake news »), au même titre que les sites de propagande ou les trolls. Cette recherche se concentre sur l’étude du rôle des acteurs motivés par des considérations politiques et de leurs stratégies pour influencer et manipuler l’opinion publique en ligne : soit les médias partisans, la propagande soutenue par l’État et la politique postvérité. Selon cette étude, « le plus grand danger pour l’information publique est peut-être la tendance croissante des personnalités publiques à prendre des libertés avec la vérité ».

L’étude donne en exemple le fait que deux des affirmations trompeuses faites par les politiciens (dans le cadre de la campagne du Brexit) ont été citées dans 4,6 fois plus de tweets que les 7,103 tweets liés à Russia Today et Sputnik et dans 10,2 fois plus de tweets que les 3,200 messages liés au Brexit partagés par des comptes troll russes.

L’étude conclut notamment en disant qu’il faut systématiquement continuer à dénoncer ces mensonges des politiciens pour lutter efficacement contre ceux-ci.

Vous pouvez lire l’étude au complet (version .pdf) ici.