Jean-Paul Sartre et mai 1968

En mai 1968, à propos des révoltes étudiantes, le philosophe français Jean-Paul Sartre déclarait :

Ces jeunes gens ne veulent pas d’un avenir qui a prouvé que nous sommes des hommes lâches, épuisés, fatigués, avachis par l’obéissance totale et complètement victimes d’un système clos.

Je trouve que ce même message résonne encore dans le contexte des manifestations étudiantes contre la crise climatique.

(phrase citée dans « Sartre, un penseur pour le XXIe siècle » d’Annie Cohen-Solal, publié en 2005 chez Gallimard)

Les pistes de Samuel Hayat pour métamorphoser la démocratie

Entretien fort intéressant avec le politiste Samuel Hayat dans l’hebdomadaire « Le 1 » du 26 février 2020. Sous le titre « La démocratie est un régime en métamorphose permanente », Hayat, chargé de recherche au CNRS, nous aide à décoder le climat social et politique actuel.

Il nous explique d’abord que la longue liste de contestations observées au cours de la précédente décennie (allant du Printemps arabe, aux Gilets Jaunes, en passant par Occupy Wall Street) vise « fondamentalement à établir une démocratie réelle, à la fois politique – reposant sur la participation de tous – et sociale – améliorant le sort des pauvres, des dominés ».

Il y observe un « rejet fondamental des figures d’autorité, couplé paradoxalement à une reconnaissance de leur pouvoir ». Il nous explique aussi qu’« il est démocratique qu’entre deux élections, le peuple ait un droit de regard sur ce que font les représentants ». Selon lui, nous ne vivons pas une crise, car « la démocratie est un régime en métamorphose permanente » (Platon en avait fait la remarque il y a plus de 2000 ans).

Comment se sortir de cette situation ?

D’abord, Hayat dit que « la tâche primordiale est de rouvrir le mot démocratie et de casser l’assimilation entre démocratie et élection » c.-à-d. le processus démocratique doit se poursuivre entre les élections. Il propose trois orientations « qui renvoient à trois définitions de la démocratie » :

  1. La souveraineté du peuple. Hayat cite en exemple les référendums d’initiatives citoyennes vus en Suisse et aux É.-U.
  2. Le gouvernement du peuple, c.-à-d. « tout ce qui concerne l’application de la loi ne peut pas être séparé du contrôle et de la participation de citoyens ».
  3. La démocratie doit être sociale. « Elle doit lutter contre toutes les inégalités et dominations ».

Sans cela, Samuel Hayat dit que nous courons un risque important : la tentation autoritaire, dont on voit qu’elle s’empare déjà de certaines démocraties.

Cette analyse d’Hayat me rappelle drôlement celle de Felix Stalder, examinée dans un billet de blogue récent.

Bruno Latour : en route pour le Terrestre

Je termine la lecture de « Où atterrir ? » du grand philosophe français Bruno Latour. Le livre, publié en 2017 aux Éditions La Découverte, nous propose un nouvel axe politique pour remplacer « le Local » et « le Global » qui semblent s’opposer depuis plus d’une centaine d’années. J’ai adoré cet essai, qui m’a permis de mieux comprendre une partie de l’anxiété ambiante de la société en 2020. Il y a aussi des liens très intéressants sur la réinvention de la démocratie par les communs tels que prônés par Félix Stalder dans son livre récent.

Comme moi (voir mon premier billet), Latour a été aiguillonné par l’élection de Trump, ainsi que le Brexit, ce qui l’a amené à mettre sur papier ses plus récentes réflexions. Il en profite pour tenter de relier trois phénomènes : la dérégulation (dans le contexte d’une accélération de la globalisation), l’explosion des inégalités et la négation de l’existence de la mutation climatique.

À propos de la globalisation, il nous explique que c’est l’orientation privilégiée par les « Modernes », par les adeptes du « progrès » depuis la moitié du siècle dernier. C’est la terre promise. Toutefois, il remarque désormais (p. 13) la « nouvelle attirance pour les frontières » de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, deux des pays qui ont le plus prôné les bénéfices de la globalisation. « Le sol rêvé de la mondialisation commence à se dérober », écrit-il. De plus, lors de la conférence sur le climat COP21, les pays signataires « ont en même temps réalisé avec effroi que, s’ils allaient tous de l’avant selon les prévisions de leurs plans respectifs de modernisation, il n’existerait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement ». Donc, si nous continuons le plan de la globalisation, il n’y a pas de territoire assez grand pour loger le « Globe de la globalisation ». « La nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder », peut-on lire en page 19. Latour conclut (p. 15) : « Ou bien nous dénions l’existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir ».

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Avec l’arrivée de la Modernité, l’orientaion toute naturelle semblait être celle du Global, « synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable » (p. 39), et « ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local ». Nous partions vers le Global avec l’hypothèse que cela nous mènerait vers une mondialisation bénéfique, une « mondialisation-plus », mais (p. 43) « qu’arrive-t-il à ce système de coordonnées si la mondialisation-plus devient la mondialisation-moins. Si ce qui attirait vers soi avec la force de l’évidence (…) devient un repoussoir dont on sent confusément que seuls quelques-uns vont en profiter ? Inévitablement, le Local (…) va redevenir attirant. Mais voilà, ce n’est plus le même Local ». Il s’agit désormais d’un Local-moins, qui (p. 44) « promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques. Et voilà le drame : le local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins ».

Le philosophe nous rappelle (p. 21) que « le droit le plus élémentaire, c’est de sentir rassuré et protégé, surtout au moment où les anciennes protections sont en train de disparaître. (…) comment retisser des bords, des enveloppes, des protections. (…) Surtout, comment rassurer ceux qui ne voient d’autre salut que dans le rappel d’une identité nationale ou ethnique ». À la page 27, nous commençons à mieux comprendre l’ampleur du défi qui nous attend. Latour écrit :

Il faut bien se confronter à ce qui est littéralement un problème de dimension, d’échelle et de logement : la planète est bien trop étroite et limitée pour le Globe de la globalisation; elle est trop grande, infiniment trop grande, trop active, trop complexe, pour rester contenue dans les frontières étroites et limitées de quelque localité que ce soit. Nous sommes tous débordés deux fois : par le trop grand comme par le trop petit.

Latour écrit (p. 54) que c’est pour cela « que la politique s’est vidée de sa substance, qu’elle n’embraye plus sur rien, qu’elle n’a plus sens ni direction, qu’elle est devenue littéralement imbécile autant qu’impuissante (…) ni le Global ni le Local n’ont d’existence matérielle et durable ».

Pour mieux comprendre, il offre (p. 45) l’analogie suivante : « on se retrouve comme les passagers d’un avion qui aurait décollé pour le Global, auxquels le pilote a annoncé qu’il devait faire demi-tour parce qu’on ne peut plus atterrir sur cet aéroport, et qui entendent avec effroi que la piste de secours, le Local, est inaccessible elle aussi ». Il constate donc (p. 46) que « brusquement, tout se passe comme, si partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite ». Il faut donc rapidement identifier ce nouvel axe, ce nouvel attracteur.

Selon Latour, c’est curieusement l’élection de Donald Trump qui nous donne notre première piste pour identifier cet axe. En effet, le trumpisme fait comme si on pouvait fusionner l’attraction vers le Global et celui vers le Local, niant de même l’impossibilité d’existence entre les deux, un « horizon de celui qui n’appartient plus aux réalités d’une terre qui réagirait à ses actions. Pour la première fois, le climato-négationnisme définit l’orientation de la vie publique d’un pays » (p.48). Il s’agit d’une politique post-politique (p. 53) « littéralement sans objet puisqu’elle rejette le monde qu’elle prétend habiter ».

Latour appelle cet attracteur le « Hors-Sol » et propose que le nouvel attracteur souhaité se trouve à l’opposé de ce « Hors-Sol ». Il appelle celui-ci « Le Terrestre », un nouvel acteur-politique, « qui n’est plus le décor, l’arrière-scène, de l’action des humains » (p. 56). « Le Terrestre n’est pas encore une institution, mais il est déjà un acteur clairement du rôle politique attribué à la « nature » des Modernes » (p. 114).

« Le Terrestre tient à la terre et aussi au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu’il ne cadre avec aucune frontière, qu’il déborde toutes les identités écrit Bruno Latour à la page 72. Il nous explique aussi (p. 83) que le XXIe siècle sera « l’âge de la nouvelle question géo-sociale. » En page 105, on peut lire que :

La nouvelle articulation revient à dire que nous passons d’une analyse en termes de systèmes de production à une analyse en termes de systèmes d’engendrement. Les deux analyses différent d’abord par leur principe – la liberté pour l’un, la dépendance pour l’autre. Elles différent ensuite par le rôle donné à l’humain – central pour l’un, distribué pour l’autre.

C’est un des concepts clés du livre. Latour invite les humains à comprendre que nous ne sommes pas seuls sur la Terre. Tous les vivants la partagent. Et l’humain n’est plus au centre du système. À propos de la dépendance, Latour écrit (p. 107) que « dépendre vient d’abord limiter, puis compliquer, puis obliger à reprendre le projet d’émancipation pour finalement l’amplifier. Comme si l’on inversait, par une nouvelle pirouette dialectique, le projet hégélien » (lire mon billet récent sur la dialectique hégélienne).

Désormais (p. 111), « les terrestres ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister. C’est en dressant cette liste qu’ils dessinent leur terrain de vie. »

Pister les terrestres, c’est ajouter des conflits d’interprétation à propos de ce que sont, veulent, désirent ou peuvent tel ou tel agissant à ce que sont, veulent, désirent ou peuvent d’autres agissants – et cela vaut pour les ouvriers autant que pour les oiseaux du ciel, pour les golden-boys autant que pour les bactéries du sol, pour les forêts autant que pour les animaux. Que voulez-vous ? De quoi êtes-vous capables ? Avec qui êtes-vous prêts à cohabiter ? Qui peut vous menacer ?

Dans son texte Les nouveaux cahiers de doléances : À la recherche de l’hétéronomie politique (publié en mars 2019), Latour écrit que nous ne sommes plus dans une crise écologique. Nous sommes dans « une crise existentielle, une crise de subsistance ». Il faut désormais faire l’exercice de nommer les choses : « de quoi dépendons-nous pour subsister, comment représenter ces nouveaux territoires d’appartenance, quels sont nos alliés et nos adversaires ? »

Mais un grand défi nous attend. En effet, au niveau individuel, « les individus atomisés par l’extension du néolibéralisme sont vraiment, aujourd’hui, pour de vrai, des atomes sans aucun lien entre eux. Pis, les seuls liens qu’ils entretiennent sont ceux des réseaux sociaux, accélération formidable de l’atomisation. »

De plus, « il n’existe plus aucun collectif établi capable même de s’assembler pour rédiger un cahier commun voté à l’unanimité. Inutile d’attendre d’un découpage géographique ou administratif l’émergence d’une unité de parole un peu cohérente, comme avait pu l’être jadis une communauté villageoise ou une corporation de métier. »

Latour préconise une approche ascendante, similaire à celles des cahiers de doléances. Cela va nous aider à « faire éclater l’unanimité », « obliger à un engagement différencié » et « constituer des groupes distincts ». Et « c’est seulement plus tard, quand on aura pris conscience de l’entrelacement contradictoire de ces affaires, quand on aura recomposé la vue d’ensemble point par point, que l’on pourra commencer à aligner les revendications, définir des « plateformes électorales » et, pourquoi pas, voir émerger à nouveau des partis opposés capables de simplifier, de dramatiser, de concentrer les choix. » L’approche de Latour est vraiment adjacente à celle des communs comme envisagé par Félix Stalder (décrite dans ce billet).

Clairement, il y a du pain sur la planche. Il n’y aura pas de solution facile. Bruno Latour le sait et, dans « Où atterrir ? », il écrit (p. 116) que « le but de cet essai n’est certes pas de décevoir, mais on ne peut pas lui demander non plus vite que l’histoire en cours ».

Lectures/visionnements supplémentaires :

Environnement : le philosophe Baptiste Morizot prône la diplomatie avec le vivant

Belle entrevue avec le philosophe Baptiste Morizot dans le magazine Les Inrocks du 12 février 2020. Dans son plus récent livre, Manières d’être vivant, Morizot nous invite à réfléchir à la relation entre humain et non humain, à « imaginer une politique des interdépendances, qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu du vivant » et « de refaire connaissance » avec « les habitants de la Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant. »

Morizot prône « la diplomatie avec le vivant, c’est-à-dire une manière d’habiter le monde en ayant des égards ajustés pour les êtres qui peuplent la Terre avec nous. » Il explique :

Faire de la diplomatie, c’est avant tout essayer de résoudre des conflits autrement que par le strict rapport de force.  (…) On croit que les humains sont seuls à avoir inventé la paix, que la nature est le règne de la guerre de tous contre tous, de la loi de la jungle, mais c’est un aveuglement dualiste, de nature idéologique. Si les animaux sont capables d’inventer des dispositifs de pacification entre eux, pourquoi serait-on incapable d’en inventer envers eux ? Par exemple : comment envoyer des messages vigoureux aux loups pour leur faire comprendre qu’ils doivent rester loin des troupeaux ? Le diplomate est celui qui travaille à mettre en place une communication entre espèces, qui peut être conflictuelle, mais qui n’est plus un pur rapport de force. Cela exige de trouver ces codes communs, par l’éthologie. C’est une autre manière de concevoir le champ des possibles concernant nos relations avec le reste du vivant. Il s’enrichit de potentialités insoupçonnées. Cela a pour but, à mon sens, de libérer l’imagination théorique et pratique.

J’aime cette idée de diplomatie avec le reste du vivant. Comme Morizot le mentionne, cette approche nous permet de réfléchir différemment notre relation avec le monde non-humain et probablement développer par le fait-même une plus grande bienveillance avec le reste du monde des vivants.

Les communs, meilleure façon de lutter contre une post-démocratie autoritaire ?

Une de mes théories préférées depuis une quinzaine d’années est que la culture internet qui, au départ était une culture plutôt marginale, une sous-culture, a fini par se répandre dans toute la population, amenant ainsi une nouvelle couche culturelle dans la société. Je mentionne souvent comme exemple notre désir actuel de tout personnaliser, un phénomène qui vient clairement de la culture numérique.

Dans le but de mieux comprendre cette intuition, je termine cette semaine le livre « The digital condition » du Dr Felix Stalder, théoricien des médias et professeur de culture numérique et de théorie des réseaux à la Zürich University of the Arts. Sortie en 2018, cette édition est la traduction en anglais de « Kultur der Digitalität » publiée en 2016. Martin Lessard, un ami et penseur du numérique de longue date, est celui qui m’a offert un exemplaire. D’ailleurs, n’est-ce pas génial ces ami(e)s qui vous offrent des livres qui vous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel on vit ? Enfin, je m’égare. Poursuivons.

Dans cet ouvrage, l’auteur tente de démontrer (ma traduction libre, comme toutes les phrases entre guillemets dans ce texte) que « la référentialité, la communauté et l’algorithmicité sont désormais les formes culturelles caractéristiques de la condition numérique » et que, à cause de cela, « les démocraties avancées sont confrontées à un choix profond: poursuivre leur longue glissade vers l’autoritarisme post-démocratique ou réinventer la démocratie pour la condition numérique. » Grosso modo, si je décode ses pensées, il dit que le monde numérique a une influence culturelle sur la société à travers trois grands axes et que celui-ci transforme l’espace politique. Il en résulte un impact sur nos modèles démocratiques classiques dont on doit tenir compte pour réinventer la démocratie au risque de la voir disparaître.

Pour comprendre la condition numérique, l’auteur nous explique d’abord ce qu’il veut dire par ses trois grands axes :

Référentialité

La référentialité, c’est l’acte de sélectionner des matériaux culturels existants et de les combiner pour créer, produire quelque chose de nouveau, créer du sens et se constituer. Ce phénomène émerge dans le contexte de masses ingérables de points de référence mobiles et sémantiquement ouverts. Tout ceci se déroule (p. 127) dans un environnement de « télécommunication omniprésente ». À la page 72, l’auteur nous donne un simple exemple de référentialité :

Avec chaque photo publiée sur Flickr, chaque gazouilli, chaque article de blogue, chaque article de forum et chaque mise à jour de statut, l’utilisateur [sélectionne et organise]; il ou elle communique aux autres: «Regardez par ici! Je pense que c’est important! » Bien sûr, le filtrage et l’attribution de sens n’ont rien de nouveau. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que ces processus ne sont plus menés principalement par des spécialistes des rédactions, des musées ou des archives, mais sont devenus des besoins quotidiens pour une grande partie de la population.

Stalder explique (p. 74) que la costumade (le « cosplay ») entre aussi dans ce concept et cite une analyse du Dr Nicolle Lamerichs : « La costumade est une forme d’appropriation qui transforme, actualise et interprète une histoire existante en lien étroit avec la propre identité du fan. »

II conclut sur la référentialité en écrivant (p.76) : « Dans une culture qui se manifeste dans une large mesure par la communication médiatisée, les gens doivent se constituer par de tels actes, ne serait-ce qu’en affichant des égoportraits (selfies). Ne pas le faire reviendrait à risquer l’invisibilité et à être oublié. »

Communauté

La communauté est un cadre de référence partagé collectivement par lequel le sens (ou les sens) peut être stabilisé, les pistes d’action possibles peuvent être déterminées et les ressources peuvent être mises à disposition. Cela a donné naissance à des formations communales qui génèrent des mondes autoréférentiels.

À la page 85, Stalder explique que « Les nouvelles formations communales sont des formes informelles d’organisation basées sur l’action volontaire. » Il ajoute (p. 88) que « dans toutes les nouvelles formations communales, chacun est censé représenter ses propres intérêts » et que cette « attente d’authenticité est pertinente car elle crée un minimum de confiance. » L’auteur nous apprend (p. 89) que les individus des sociétés occidentales « se définissent de moins en moins par leur famille, leur profession ou un autre collectif stable, mais plutôt de plus en plus en fonction de leurs réseaux sociaux personnels; c’est-à-dire selon les formations communales dans lesquelles ils sont actifs en tant qu’individus et dans lesquels ils sont perçus comme des personnes singulières. »

Il conclut en écrivant (p. 96) que les protocoles (des ensembles de règles communes) sont nécessaires dans les communautés « elles permettent aux acteurs de se rencontrer en face à face au lieu de nouer des relations hiérarchiques entre eux. » « Les protocoles sont à la fois volontaires et contraignants. »

Algorithmicité

L’algorithmicité se caractérise par des processus décisionnels automatisés qui réduisent et donnent forme à la surabondance d’informations, en extrayant les informations du volume de données produites par les machines. Ces informations extraites sont alors accessibles à la perception humaine et peuvent servir de base à une activité singulière et communautaire.

Stalder explique ce qu’est un algorithme, leur émergence et pourquoi ceux-ci sont déployés de plus en plus. Venant du monde de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle, je connaissais beaucoup de ces concepts. Par contre, j’ai bien aimé son point de vue à propos des plaintes que l’on entend souvent sur les algorithmes. À la page 144, il écrit : « le problème n’est pas les algorithmes eux-mêmes, mais plutôt le cadre capitaliste et post-démocratique spécifique dans lequel ils sont mis en œuvre. Ils ne deviennent un instrument de domination que lorsque les activités ouvertes et décentralisées sont transférées dans des structures fermées et centralisées dans lesquelles des pouvoirs de décision fondamentaux et étendus sont intégrés. » Citant le professeur de droit Frank Pasquale, on parle alors de société opaque (« black- box society »). Il ajoute (p. 167) que « les données ouvertes sont une condition préalable importante pour mettre en œuvre la puissance des algorithmes de manière démocratique. »

La politique

Le dernier chapitre du livre présente les réflexions de l’auteur à propos des impacts de la condition numérique sur le monde politique. Stalder identifie deux grands développements politiques opposés : la postdémocratie et les communs. Il ajoute (p. 127) : « La première s’oriente vers une société essentiellement autoritaire, tandis que la seconde s’oriente vers un renouveau radical de la démocratie en élargissant le champ de la décision collective » et que ceux-ci « mènent finalement à une nouvelle constellation politique au-delà de la démocratie représentative libérale. » Pour fin de compréhension, notez que le commun est (selon Wikipédia) « une ressource partagée, gérée, et maintenue collectivement par une communauté ».

Il explique au cours du chapitre que ce risque de postdémocratie émerge à cause de plusieurs facteurs comprenant notamment les gouvernements technocrates (qui misent sur l’efficacité plutôt que la démocratie), l’émergence des médias sociaux fermés et propriétaires qui centralisent les données et l’information (et favorisant ainsi la manipulation), et les algorithmes opaques.

Pour ce qui est des communs, Stalder explore trois différentes dimensions : « La première concerne les «ressources communes» (common pool resources); c’est-à-dire des biens qui peuvent être utilisés en commun. La deuxième dimension est que ces biens sont administrés par les « participants » (commoners); c’est-à-dire par les membres des communautés qui produisent, utilisent et cultivent les ressources. Troisièmement, cette activité donne lieu à des formes de «mise en commun» (commoning); c’est-à-dire aux pratiques, normes et institutions développées par les communautés elles-mêmes. »

Le commun n’est pas un nouveau concept, mais la condition numérique l’amène à un autre niveau. En effet, le commun (p. 153) « peut être organisé beaucoup plus efficacement avec les technologies numériques. Ainsi, l’idée de participation et d’organisation collectives au-delà des petits groupes n’est plus seulement une vision utopique. » En voici ses principales caractéristiques selon l’auteur :

  • Les communs « ne sont pas structurés par l’argent mais plutôt par la coopération sociale directe » (p. 152)
  • « ils sont également fondamentalement distincts des bureaucraties qui sont organisées selon des chaînes hiérarchiques de commandement. » (p. 152)
  • Une des dynamiques centrales des communs : il est normal que « quelqu’un prenne quelque chose pour son propre usage dans les ressources mises en commun, mais il est entendu que quelque chose d’autre sera créé qui, sous une forme ou une autre, refluera dans l’ensemble des ressources disponibles pour tous. » (p. 153)
  • « La communication sociale entre les membres est le moyen le plus important d’auto-organisation. Cette communication vise à parvenir à un consensus et à l’acceptation volontaire des règles négociées, car ce n’est que de cette manière qu’il est possible de maintenir le caractère volontaire de l’accord et de maintenir les contrôles internes au minimum. » (p. 153)
  • « L’économie n’est pas comprise comme un domaine indépendant qui fonctionne selon un ensemble différent de règles et avec des externalités, mais plutôt comme une facette d’un phénomène complexe et complet avec des dimensions commerciales, sociales, éthiques, écologiques et culturelles entrelacées. » (p. 154)
  • « Ceux qui contribuent le plus à la fourniture de ressources devraient également être en mesure de déterminer leur évolution future, ce qui représente une incitation importante pour ces membres à rester dans le groupe. » (p. 155)
  • « Il est nécessaire de contrôler le respect des règles au sein des biens communs et d’élaborer un système de sanctions échelonnées. » (p. 155)
  • « Dans tous les communs à succès, les relations sociales diverses, la confiance mutuelle et une culture commune jouent un rôle important en tant que conditions préalables à la résolution consensuelle des conflits. » (p. 160)
  • « Le don [d’argent] est compris comme une opportunité d’apporter une contribution sans avoir à investir beaucoup de temps dans le projet. Dans ce cas, le don d’argent n’est donc pas l’expression d’une charité mais plutôt d’un esprit communautaire; ce n’est qu’une des nombreuses façons de rester actif dans un commun. » (p. 165)
  • Le vote est rarement utilisé . Plutôt, « l’accent [est] mis sur la construction d’un consensus qui ne doit pas être parfait, mais simplement assez bon pour que la grande majorité de la communauté le reconnaisse (un «consensus approximatif», rough consensus). » (p. 166)
  • La transparence complète des processus internes

Felix Stalder termine son livre en nous offrant trois exemples de communs qui bénéficient et utilisent la condition numérique :

  • Le contrat social Debian, l’ensemble de principes qui gèrent la communauté Debian
  • La fondation Wikimedia, qui gère le site Wikipedia
  • Le récent mouvement citoyen en Allemagne qui proposait de « recommunaliser l’approvisionnement de base en eau et en énergie. Son objectif n’était pas simplement de déplacer la structure de propriété du privé au public. » L’intention était de réorienter les institutions pour qu’elles tiennent compte des facteurs démocratiques, écologiques et sociaux, en plus des critères économiques.

Ma conclusion

J’ai bien aimé cette lecture qui m’a permis d’analyser la condition numérique sous ses trois axes principaux. Je soupçonne qu’il y a en possiblement d’autres. Toutefois, la grande force du livre est de m’avoir présenté au concept des communs. Je pense qu’il y a certainement une véritable piste de réflexion pour redynamiser la démocratie. Par contre, le livre m’a laissé sur ma faim lorsqu’est venu le temps de creuser les exemples. Il va falloir que continue ma recherche dans ce domaine.

D’ailleurs, il semble que ce renouveau s’exprime d’abord à l’échelle des villes. J’ai croisé au cours des deux dernières semaines plusieurs articles encore non lus, mais qui alimenteront mes réflexions. Je vous laisse la liste ici si vous voulez poursuive ces lectures.

« Le municipalisme ou la commune au pouvoir » dans Le Monde du 7 février 2020

« « À nous la ville » – entretien avec Jonathan Durand folco

Les Communs, source de nouveaux usages ?

Le site « Politiques des communs – Cahier de propositions en contexte municipal »

La dialectique de Hegel pour nous aider à décoder le monde

Dans le cadre du cours de philosophie en ligne « The Modern and the Postmodern (Part 1) », je découvre la dialectique du philosophe allemand Friedrich Hegel (1770-1831). Explication tirée du livre « La philosophie de A à Z » :

Selon Hegel, la pensée et l’être se développent dialectiquement selon un rythme ternaire : affirmation (ou thèse), négation (ou antithèse), négation de la négation (ou synthèse) dans laquelle les deux moments précédents sont à la fois dépassés et conservés (aufhebung)

À travers cet exercice de raisonnement (thèse, antithèse, synthèse), l’idée est de « dégager ce qu’il y a d’intelligible dans la réalité. (…) Tout se développe selon lui dans l’unité des contraires, et ce mouvement est la vie du tout. (…) Comprendre ce devenir, c’est le saisir conceptuellement de l’intérieur. » (source)

Comme nous explique le professeur Michael S. Roth dans sa leçon (ma traduction), « il est très important de réaliser que, pour Hegel, c’est le conflit qui fait avancer le monde ». Il ajoute « ce n’est pas seulement une façon de regarder le monde, c’est la façon dont le monde fonctionne lui-même. » Et pour mieux en comprendre les conséquences, il nous explique que ce sont « les contradictions historiques qui donnent lieu aux changements politiques. »

Le professeur Roth nous invite à réfléchir de façon dialectique en utilisant la grille suivante sur trois colonnes thèse, antithèse, synthèse :

Il explique la première ligne : « Vous avez Charlie Chaplin, c’est votre thèse. Il donne lieu à son antithèse. Disons Groucho Marx, avec son extraordinaire comédie verbale. Et puis quelle est la synthèse de Charlie Chaplin et Groucho Marx ? C’est peut-être Woody Allen. »

Philosophiquement, ce modèle laisse présager que la société se développe toujours éventuellement dans une bonne direction, vers « la fusion et la réconciliation » selon Will Durant, mais que ce mouvement doit passer par des chocs, des conflits. Tactiquement, je trouve que ce modèle de pensée est assez utile pour réfléchir au futur, que ce soit en politique ou même dans le monde des affaires. Comme disait le hockeyeur Wayne Gretzky, « Je patine là où la rondelle va être, pas là où elle a été. » La dialectique hégélienne peut donc nous aider à découvrir où ira la rondelle.

La Nuit des idées pour lutter contre l’obscurantisme

La Nuit des idées est un événement qui permet de « célébrer la circulation des idées entre les pays et les cultures, les disciplines et les générations. Chaque année, la Nuit des idées est une invitation à découvrir l’actualité des savoirs, à écouter celles et ceux qui font avancer les idées dans tous les domaines, à échanger sur les grands enjeux de notre temps ». Dans le cadre de l’édition 2020 le 30 janvier prochain, il y aura environ 220 débats dans 90 pays et 190 villes sur le thème de « être vivant ».

À ce propos, dans le journal Le Monde, on trouve une citation intéressante du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian :

Le débat d’idée est le meilleur antidote aux nouveaux obscurantismes du XXIe siècle. Qu’ils procèdent du cynisme ou du fanatisme, ils ont en commun un même mépris pour les faits et un même refus de l’exigence de rationalité et de pluralisme qui conditionne tout dialogue véritable ».

Lien direct avec mon billet du 24 janvier où je demandais « Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase d’obscurantisme ? » Il semble bien que cette réflexion, ce constat, soit dans l’air du temps.

Ce blogue fête son premier anniversaire

Il y a un an cette semaine, je lançais ce nouveau blogue, avec le désir d’explorer et de passer à travers les filtres de la philosophie les grands phénomènes de notre époque. L’exercice s’est avéré fort intéressant avec la publication de 118 billets. Voici les billets les plus lus:

1) probablement parce qu’il est en hyperlien sur la page d’accueil, le tout premier billet récolte la première position. « La nécessité d’écrire dans un monde complexe qui s’accélère » expliquait ma démarche.

2) publié le 13 mai 2019, « Dans un monde de bruit, le vide devient un symbole puissant », ce billet est en deuxième position. L’histoire d’un manifestant kazakh brandissant une affiche vide m’avait marqué.

3) un billet tout récent, publié la semaine dernière, occupe la 3ème place. « Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif » analyse le livre « La fin du courage » de la philosophe Cynthia Fleury.

4) En quatrième position, on retrouve un autre billet à propos de Cynthia Fleury. « on liquéfie littéralement le temps » offrait un extrait d’une intervention de la philosophe à l’émission Boomerang de France Inter.

5) Finalement, en cinquième position, « L’antidote à l’accélération selon Carlo Levi » propose une façon poétique d’échapper à l’accélération du monde moderne.

Je continuerai avec plaisir à écrire des billets cette année. Si jamais vous voulez vous abonner à mon blogue, vous trouverez le lien RSS ici : https://desequilibres.net/feed/

Jean-Jacques Rousseau : « c’est un grand mal que de ne point faire de bien »

Lecture du « Discours sur les sciences et les arts » du philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau. Le discours répond à une question : le rétablissement des Sciences & des Arts a-t-il contribué à épurer ou corrompre les mœurs ? Cet extrait m’a paru fort intéressant :

Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour ; & la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elle causent nécessairement à la société. En politique comme en morale c’est un grand mal que de ne point faire de bien ;

Dans ce court paragraphe, il y a sans doute un message pertinent pour les entrepreneur(e)s qui créent des startups technologiques. Votre projet aura-t-il un impact positif sur la société ? D’ailleurs, la tendance relativement récente des investissements à retombées sociales (en anglais, impact investing), « dont l’objectif principal est d’entraîner, au-delà des bénéfices financiers, des retombées sociales ou environnementales positives et mesurables », semble aussi aller dans cette direction.

Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase d’obscurantisme ?

Nous vivons à une époque qui, par moment, peut sembler bien sombre intellectuellement. Propagation de fausses informations et des théories de conspiration, déni de la science sur plusieurs sujets tels que les changements climatiques ou les vaccins, abus du mensonge et de la mise en scène, élections de membres d’une extrême-droite fascisante dans plusieurs pays, censure, surabondance d’algorithmes tentant de nous influencer. Ce sont tous des exemples qui laissent penser que nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’obscurantisme.

L’obscurantiste « prône et défend une attitude de négation du savoir. Il refuse de reconnaître pour vraies des choses démontrées. Il pose des restrictions dans la diffusion de connaissances. Il est contre la propagation de nouvelles théories. »

D’ailleurs, en 1999, le sociologue français Pierre Bourdieu [1930-2002] nous prévenait : « L’obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison. Là devant, on ne peut pas se taire. »

L’histoire peut-elle nous aider à lutter contre cette nouvelle vague d’obscurantisme ? Probablement. Au dix-huitième siècle, « des philosophes et des intellectuels encouragent la science par l’échange intellectuel, s’opposant à la superstition, à l’intolérance et aux abus des Églises et des États. » Il s’agit du siècle des Lumières, période inaugurale de la « modernité ».

En 1759, le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau [1712-1778], dans « Discours sur les sciences et les arts », écrivait :

C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé; s’élever au-dessus de lui-même, s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l’univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin.

Quelques années plus tard, dans un texte fondamental intitulé Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?), le philosophe allemand Emmanuel Kant [1724-1804] nous explique « les Lumières » :

Emmanuel Kant (tableau du xviiie siècle).

“Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.”

Comme analysait le philosophe français Michel Foucault [1926-1984], « Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d’en être les acteurs volontaires. »

Mon texte « Comment la philosophie permet de fonder une théorie du courage qui articule l’individuel et le collectif » publié il y a quelques jours parlait de courage et d’action volontaire. Serait-ce une matrice pour lutter contre l’obscurantisme et ouvrir ainsi une nouvelle ère de Lumières ?